"Enferme-moi"
"Enferme-moi !"
Dedans ? dehors ? comment faire ?
Quand il est dehors Mehdi veut entrer, quand il est dedans il veut sortir. Il veut aussi qu'on l'enferme, sinon il sort s'alcooliser. Comment le contenir ? Des questions tout autant que des réponses.
Une de mes trop rares visites me conduit ce jour dans l’unité de soins Pussin. Je me trouve dans le hall d’accueil et je devise avec une infirmière. Notre secteur travaille d’arrache-pied depuis des mois à l’ouverture de la porte d’entrée de l’unité de soins trop souvent fermée à clé. C’est le cas aujourd’hui. Comme bien souvent, je questionne le fondement de cette fermeture qui empêche les patients d’aller et venir selon leur gré ou leur prise en charge. Une fois de plus, la porte est fermée. A clé. Hélène, ma collègue infirmière présente ce matin là, me dit : « Nous sommes obligés de fermer car nous ne pouvons être constamment présents, en effectif restreint au minimum, c’est à dire trois soignants, et que Mr Sauvier, un patient hospitalisé depuis quelques jours souffre de désorientation temporo-spatiale; si elle est ouverte, il prend la porte et part à l’aventure… il devient alors compliqué de le retrouver et il se met en danger ».
Tout à coup, j’aperçois à travers la vitre Mehdi qui se dirige d’un pas titubant et rapide vers la porte d’entrée de l’unité qu’il connait bien, trop bien ? puisque régulièrement Mehdi fait des séjours, courts ou longs en hospitalisation plein temps. Aujourd’hui, comme bien trop souvent malheureusement, Mehdi semble très alcoolisé. Le visage hématié, il crie dès son passage dans la cour d’entrée du pavillon. Il vitupère, il hurle son mécontentement de ce qu’il considère comme des exactions de sa tutrice. Il veut voir de suite et immédiatement le Dr Ducarré son psychiatre !
Mehdi sonne à la porte du pavillon bien qu’il nous voit derrière la vitre ornée des barreaux que des mesures sécuritaires ont ajouté devant les vitres d’accueil de cette unité de soin. Il nous appelle. Il nous exhorte avant que nous n’ayons pu faire ou dire la moindre chose. Il se pend d’un coup aux barreaux de la baie vitrée et la secoue vigoureusement. Il demande à entrer.
Nous nous retrouvons devant une situation que nous connaissons bien avec ce patient dont la prise en charge nous est chère mais dont les perspectives nous inquiètent devant les échecs répétés des sevrages de Mehdi.
Nous décidons d’ouvrir la porte à Mehdi. Il entre dans un état d’agitation incommensurable. Qu’allons-nous pouvoir faire pour apaiser sa fureur ? Le Dr Ducarré n’est pas présent ce matin, il consulte au CMP. C’est le Dr Cajou, d’astreinte dans le service, qui verra Mehdi. Qu’allons-nous faire ? Comment désamorcer cette bombe qui effraie tant les jeunes infirmières et qui m’inquiète aussi malgré mes quelques années d’expérience ?
L’histoire de la maladie de Mehdi serait longue à raconter. Né d’une mère venant de la Martinique, avec laquelle il est dans une relation dépendante, et d’un père alcoolique métropolitain. Il a une sœur qu’il ne voit presque plus depuis qu’elle a pris ses distances avec lui afin de se protéger elle-même nous disent tous les membres de la famille. Nous nous questionnons à propos de cette violence familiale. Medhi vit dans un appartement qu’il désinvestit totalement. Depuis 9 ans, il ne travaille plus suite à un vol dans son entreprise. Il était manutentionnaire. Encore une situation violente ? D’ailleurs, retrouver un travail semble aujourd’hui impossible tant il s’est dégradé avec l’alcool. Son estime de soi est réduite à néant alors qu’à sa première hospitalisation il y a 10 ans, il roulait des mécaniques devant les jeunes infirmières de l’unité, n’hésitant pas à jouer de la séduction quand il voulait « se faire pardonner ». Devait-il d’ailleurs se faire pardonner ses ivresses ? Très touchant voire attachant, ses alcoolisations répétées ont généré un accroissement de ses symptômes allant du sentiment de persécution à des montées en violence.
Le Dr Ducarré soutenu par l’équipe a mis en place durant toutes ses années de séjours de rupture avec l’alcool, différents contrats de soin, différents projets de soin, toujours mis en échec par Mehdi : fugues, demandes itératives de sorties contre avis médical, agitations liées au syndrome de manque et à l’angoisse.
Mais alors que reste- t-il ?
Nous avons créé un lien tant bien que mal durant ses nombreuses hospitalisations, lien que l’on pourrait considérer comme « précaire ». Lien qui tient aussi avec ses multiples allers et venues « éméché » à la porte du pavillon en demande d’aide. De l’aide ? Mais laquelle ?
Comment ce lien s’est construit ? Par la prise en charge soignante ?
- En l’écoutant et en verbalisant des paroles apaisantes lorsqu’il est angoissé, ou persécuté .
- En assistant Mehdi pour qu’il s’alimente et boive de l’eau. En le mettant au lit lors de ses alcoolisations
- En posant et reposant constamment le cadre des soins
- En contenant sans cesse son état d’angoisse. Angoisse qu’il exprime par un besoin de médicaments, par un repli dans sa chambre, par un état de tension avéré, par des tremblements surajoutés à ceux du manque
- Avec des entretiens infirmiers qualifiés de « comptoir de bistrot» par l’équipe mais qui donnent encore du sens à cette prise en charge et par des entretiens médicaux non-rigides
Ce lien que nous avons réussi à créer nous permet de penser que c’est déjà çà ! Et est-ce déjà cela ?
Même s’il se ré-alcoolise, même s’il fulmine ou est agressif lors de ses venues « ivre», au pavillon le soir, il y a ce fil invisible qui nous permet de croire que nous sommes encore dans le soin, dans une relation de confiance. Mais sommes-nous toujours dans le soin ? Mehdi a-t-il confiance en nous ? Quelle confiance accordons-nous à Mehdi ?
« Enferme-moi !!! », « J’en peux plus, je vais péter un plomb !! » Il ne cesse de me hurler, de me supplier.
« Tu sais, j’ai un couteau sous mon oreiller, j’ai peur, aide-moi, enferme-moi !!! »
Quand, il n’est pas trop alcoolisé, il déverse cette souffrance qui est perçue comme sincère.
Inlassablement, je l’écoute m’expliquer qu’il a tout perdu, que l’hôpital le rejette même s’il conçoit le contraire lorsque je lui parle de ce lien thérapeutique ! Il me raconte que son père est à la maison encore « saoul », que sa mère ne le supporte plus alcoolisé, qu’elle en a peur ! Qu’il pense qu’il va tout péter ! Qu’il a besoin de s’isoler ! Quand il dit qu’il a besoin que nous l’isolions !
Puis, de me dire : « J’ai pas le choix tu sais, l’alcool me fait du bien, ça me permet de me vider la tête, de m’anesthésier ! Sinon, je voudrais crever, ça serait mieux pour ma mère, je l’emmerderais plus !! » Mais du fond de cette souffrance, quelle est la différence ? Nous pouvons nous questionner.
« Ma mère, elle se fait du souci pour moi, déjà qu’il y a mon père qui l’a fatigue ! »
Pendant une demi-heure, j’essaye de trouver les mots, de chercher avec lui des alternatives à l’isolement, mais quoi ? La cure en alcoologie, il ne la tient pas. Plusieurs échecs avec interruption, il en fuit pour diminuer cette tension palpable liée au sevrage, l’angoisse et la souffrance du sevrage ? Ce manque d’alcool, puissant anxiolytique qui vient masquer le marasme de la psychose. Pour les post-cures en alcoologie ou psy : pareil ! Il y va, il en revient et nous recommençons ensemble le travail de soins..
Reste le retour chez lui qui se montre trop précaire, car il est dépendant. Dépendant à quoi ? Dépendant de quoi ? A tout ? ? A L’alcool ? A Sa mère ? A son psychiatre ? Et son père ? A la bouteille ? Dépendant de l’équipe ?
Reste toujours l’hospitalisation et sa fonction d’asile au sens noble du terme, mais comment la concevoir sans fugue, sans tension ou sans agressivité. Sans que Medhi ne se remplisse toute la journée d’eau et de sirop, de pain, de suppléments de repas, de café !! Pour combler le vide ! Le vide de l’angoisse ?
Et comment penser son soin, comment le contenir sans l’isoler, le contenir dans l’unité sans l’enfermer afin qu’il ne fugue pas pour se ré-alcooliser !! Et comment penser la sortie, l’après CI, le dehors ! Comment concevoir le passage du dedans au dehors ? Limiter le retour du dehors au dedans ? Comment contenir son angoisse, sa souffrance ?
Finalement, ce jour là, comme tous les autres, le médecin d’astreinte décide de l’hospitaliser en chambre d’isolement, comme Meddhi le lui a demandé, pour le protéger et protéger les autres de son agressivité !! Le voici dedans.. et nous tentons de tenir cette prise en soins.
Sandrine Courtois, infirmière CH Montperrin (13) Olivier Esnault, Cadre Supérieur de Santé, CH Montperrin (13)
Texte présenté lors de la première journée Serpsy au CH Montperrin, en févier 2011.
Date de dernière mise à jour : 14/05/2020
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