Repas thérapeutiques
Repas thérapeutiques
Pratique devenue rare en psychiatrie, le repas thérapeutique est l’héritier d’une longue histoire. Il participe de l’ambiance de l’unité de soin et est non seulement un moyen puissant de renouer avec des interactions sociales mais également une pratique qui permet de diminuer le recours à l’isolement et à la contention. Un texte de 2007 qui réveille une mémoire soignante qui a cessé d’être transmise et mise en travail à partir de 1992 et la fin des études d’infirmier de secteur psychiatrique.
Comment réfléchir sur l'alimentation en psychiatrie sans se souvenir qu'entre 40 et 45 000 malades mentaux sont morts de faim pendant l'occupation[1], sans se souvenir de la soupe de Mme Pussin, la sublime Marguerite Jubline, qui avec son mari Jean-Baptiste Pussin et Philippe Pinel préféraient nourrir ces insensés promus malades mentaux, aliénés plutôt que les saigner ou les affamer comme cela se passait dans les hôtels-Dieu[2] (2) ?
Comment oublier qu'en 1957 le suisse Ackerfeldt croyait avoir découvert que le sang des schizophrènes contenait une enzyme porteuse de cuivre, la coeruloplasmine qui devint un temps le moyen de diagnostiquer la schizophrénie, jusqu'au jour où d'autres chercheurs découvrirent que le sang de tout individu souffrant d'une carence en vitamines D contient cette enzyme. Les patients d'Ackerfeldt hospitalisés depuis longtemps souffraient d'insuffisances chroniques, soit parce que leur propre apathie réduisait leur alimentation, soit parce que leur régime alimentaire était médiocre. Dans la plupart des hôpitaux américains le budget moyen pour un malade mental était de trois dollars.[3] Comment, aujourd’hui, face à cette triste anecdote, ne pas penser à FondaMental, aux Centres experts qui diagnostiquent et surdiagnostiquent à tour de bras sans se soucier des soins ? La médecine a régulièrement cherché dans le cerveau, les enzymes, les chromosomes la réponse aux questions posées par la folie. Souvent en pure perte. Cette obsession s’est souvent exercée aux dépens des patients et des soins.
La relation de la psychiatrie avec l'alimentation des patients qu'elle soigne a été beaucoup plus souvent marquée par le manque, par l'abandon, par le laisser-aller que par l'excès. Souvenons-nous que la psychothérapie institutionnelle naît de la lutte contre la famine. Soignants et soignés, puis résistants et poètes unissent leurs ressources pour trouver auprès des paysans lozériens de quoi ne pas mourir de faim. Nécessité faisant loi, les patients se sont avérés beaucoup plus compétents qu'on ne le pensait. Ils purent s'organiser et survivre. Souvenons-nous que la destruction des quartiers d'agités passa, dès la fin de la guerre, par l'amélioration de la qualité des repas. Un des quatre critères de guérison de l'asile fut la reprise de poids de ces patients considérés comme agités.[4] Il est vrai que camisolé, il est assez difficile de pouvoir manger seul, sans l'aide de soignants trop peu nombreux.
Se souvenir est aujourd’hui une perte de temps. Il faut agit vite, sans trop réfléchir. Action/réaction. Le cognitivo-comportementalisme et notamment sa version orientée rétablissement et psychologie positive ne cherche pas à se souvenir. Avant leur avènement rien n’existait. Pas la peine de perdre du temps à payer sa dette à ceux qui nous ont précédés. On s’auto-engendre et l’on ne doit rien à personne. Jusqu’au ridicule. Se souvenir est une vieillerie psychanalytique à ranger au musée avec le divan de Freud et le cigare de Lacan.
Si nous sommes aujourd'hui réunis pour réfléchir autour de l'alimentation en psychiatrie, ce n'est pas pour jouer les anciens combattants mais parce que d'autres nous ont précédés et qu'ils ont mené un combat qui permet aujourd'hui que des patients atteints de psychose ne souffrent plus de dénutrition mais d'un surpoids du, entre autre, aux neuroleptiques. Si ces soignants ne s'étaient pas préoccupés du corps de ceux qu'ils soignaient, nous n'en serions pas à nous poser ces questions. Avant, autour, après c'est l'asile.
L'asile avec ses petitesses et ses grandeurs.
La découverte des repas thérapeutiques
Je suis né au soin avec les repas thérapeutiques. Elève-stagiaires en immersion dans une unité pendant neuf mois, nous partagions notre temps entre cours et service. Nous quittions l'école pour aller manger dans le service avant de retourner en cours l'après-midi. Tant d'élèves faisaient tant de repas thérapeutiques. Entre ce que les soignants prélevaient à l'arrivée des repas et nos repas dûment comptabilisés toute l'équipe pouvait manger. Un système parallèle qui n'avait rien de thérapeutique s'était ainsi mis en place au seul bénéfice des soignants. Il n'était évidemment pas question qu'un patient vienne manger avec nous.
On n'est pas sérieux quand on a, à peine, vingt ans. Allez savoir pourquoi, peut-être étions-nous idéalistes, nous avons voulu que ces repas soient de vrais repas thérapeutiques. Les réactions des infirmiers nous ont montré que l'idée n'était pas bonne. Nous allions susciter des conflits chez les patients. Nous ne pourrions manger avec les 75 patients de l'unité. Ils allaient y prendre goût, exiger ces repas même quand nous ne serions pas là, ce serait la révolution. Etc. Les uns et les autres se sont braqués.
Dès que nous arrivions une foule de tâches urgentes nous attendaient, le but étant que les patients soient servis avant que nous ne puissions les inviter à notre table. Il y avait toujours un agité à nourrir, un patient à raser ; le surveillant lui-même avait des choses immortelles et de toute première importance à nous communiquer. Nous avons appris à ruser, à reporter.
Et puisqu'ils voulaient la guerre, ils allaient l'avoir. Plutôt que de suivre notre pente et nos craintes naturelles, plutôt que de commencer avec des entrées stabilisées ou avec des patients déprimés, nous avons invité à la table des soignants les patients les plus chroniques, ceux dont la conduite alimentaire était la plus perturbée. Les engouffreurs toujours au bord de la fausse route, les baveux, les renifleurs, les qui délirent en mangeant, tout ceux-là et beaucoup d'autres mangèrent à la table des soignants qui n'y mangèrent bientôt plus. Comme nous étions les seuls à avoir la légitimité pour manger avec les patients, les infirmiers nous abandonnèrent le terrain.
Cette année-là, nos notes de stage et nos appréciations furent très moyennes. Nous prîmes cependant notre première leçon de soin. Les actes de manger et de boire ne se limitent pas à la satisfaction biologique de la soif et de la faim. Nous devions manger ensemble. L'acte nutritif s'accompagnait d'un acte social. Si les premiers patients aussi surpris que nous de se retrouver là, engloutirent très vite leur repas, certains s'attardèrent. Considérés comme des individus et non pas comme des objets, ils ralentirent leur rythme et se mirent à mastiquer un peu.
Nous avons commencé à recueillir ce que l'on nomme aujourd'hui des données. Il ne s'agissait pour nous que de donner un contenu à des moments qui ressemblaient à de l'échange. Nous nous sommes intéressés à ce qu'ils aimaient ou détestaient. Manger ensemble suppose de parler, de se parler. On parle de sa région natale. Les Bretons attirent les Bretons, les Picards les Picards. Petit à petit, nous nous sommes rendu compte que le comportement de ces patients changeait. Les baveux bavaient un peu moins, les engouffreurs ralentissaient leur rythme. Quelque chose qui ressemblait à une relation était en train de naître. En dehors des repas, ils venaient nous voir plus souvent.
Finalement, ces repas étaient bien agréables. Parfois ces patients chroniques nous adressaient des fulgurances, des remarques pénétrantes qui nous stupéfiaient. Notre regard sur eux avait changé. Quelques évolutions remarquables confirmèrent la justesse de cette approche.
J'ai changé de service vers un service plus chronique encore, vers une contre-violence soignante plus grande encore. Je me suis enhardi. Je me suis servi de mon expérience dans l'hôtellerie pour préparer avec d'autres élèves un vrai repas de Noël à partir du repas proposé par l'hôpital. Lorsque nous sommes allés chercher les patients pour les inviter à ce repas, certains crurent à une mauvaise blague des infirmiers. Nous avions fait les choses en grand et installé une chaîne hi-fi qui diffusait une musique de circonstance. Lorsqu'ils entrèrent dans le réfectoire au son du Gloria de Vivaldi, Pierre, un ancien aumônier militaire que les horreurs de la guerre avaient muré dans un silence perpétuel se mit à pleurer.
Ce fut là-encore un grand moment de soin. Ces patients décrits comme les plus violents, les plus agités de l'hôpital retrouvèrent le temps d'un après-midi une âme d'enfant. Ma note et mon appréciation ne se sont pas améliorées cette année-là non plus mais il faut bien que jeunesse se passe. Le changement en troisième année fut bénéfique. Je fus nommé dans un service normal c'est-à-dire dans un service ouvert sur la cité où l'attention portée aux patients n'était pas un slogan mais une réalité partagée par les différents soignants qui composaient une équipe réellement pluriprofessionnelle.
Les petits soins du quotidien
Pour les soignants de cette unité-là, les petits soins du quotidien constituaient un art délicat qui résumait leur pratique. Ces soins, souvent invisibles, paraissent aller de soi. Et pourtant ce sont les soins les plus complexes. Accompagner un patient lors d'une toilette lorsqu'il se laisse aller, le rassurer lorsqu'il n'a pas compris une remarque d'un autre patient et qu'il se sent agressé, prendre sa tension lorsqu'il se sent tendu, l'écouter plutôt que lui donner d'emblée un anxiolytique, l'aider à faire son lit pour qu'il soit confortablement installé, rire avec lui d'une histoire drôle racontée par un autre, ouvrir son placard sans le faire attendre trop longtemps, faire en sorte d'être disponible lorsqu'il demande quelque chose, l'accompagner à la cafétéria s'il est hospitalisé sous contrainte et que l'ambiance de l'unité commence à lui peser, lui dire bonjour lorsqu'il fait irruption dans le bureau infirmier parce qu'une idée saugrenue s'est emparée de lui, faire une partie de dames ou de dominos avec lui, lui rappeler aussi souvent que nécessaire les règles de la socialité, arriver à l'heure à un rendez-vous et s'excuser auprès de lui lorsque l'on est en retard, s'arrêter le temps d'échanger quelques mots, lui expliquer rapidement le pourquoi de son traitement.
Il s'agit de toutes petites choses qui n’apparaissent même pas dans notre décret de compétence. Elles sont impossibles à comptabiliser et n’existent donc pas pour le comptable. Il n’y a même pas de case où les entrer sur le logiciel. Et pourtant.
Ces petits soins sont le socle sur lequel, la relation avec les soignants va évoluer. Avec ces soins, nous sommes souvent dans le cadre de la relation de civilité. Les soignants sont " simplement " attentifs à ses besoins. Ils le sont " tranquillement " que le patient refuse les soins ou non, qu'il soit agressif ou non. Ils savent que ce ne sont pas eux qui sont visés. Ils le considèrent comme une personne, digne d'être écoutée, entendue quels que soit ses troubles.
C'est parce que ces soins du quotidien existent, qu'ils les proposent et continueront quoi qu'il arrive à les proposer, que le patient va petit à petit apprendre à leur faire confiance. C'est parce que les soignants ne se laissent pas aller, ne le laissent pas aller, qu'ils sont " aux petits soins " avec lui que lui-même ne se laissera pas aller, qu'il maintiendra une peau sociale quelle que soit sa souffrance.
Ces petits soins parce qu'ils s'adressent à chacun participent de l'ambiance du lieu de soin. Le soin ne se divise pas. C'est parce que les soignants sont attentifs au tout qu'est le patient même s'ils n'en perçoivent que des facettes qu'ils vont aussi être attentifs aux différents aspects de sa conduite alimentaire, qu'ils vont voir avec lui comment réduire sa surcharge pondérale.
J'étais élève dans cette unité en 1980. Les infirmiers ne faisaient jamais un traitement retard sans vérifier la tension artérielle, ni peser le patient. En ce temps-là, chaque patient avait sa carte de traitement retard qu'il ramenait scrupuleusement tous les mois. Certains transportaient avec eux, comme un trésor, jusqu'à dix ans de cartes de traitement retard reliées entre elles par un élastique. On y lisait les poids et tensions mensuelles, on y voyait la signature de l'infirmier qui avait effectué l'injection. Un jour les cartes ont disparu. On a cessé de vérifier systématiquement les tensions puis le poids.
Les patients les plus anciens continuent à se peser une fois par mois sur la balance du CMP toujours avec le même rituel. Ils enlèvent leur veste, leur chaussure. C'est la balance qui fait foi. On peut parler de ce qu'ils mangent, de recettes alternatives, de l'évolution de leur poids.
Dans l'unité, le cadre exigeait que chaque patient soit pesé au moins une fois par mois. On en profitait pour lui prendre sa tension. Une fois par mois, on sortait la balance, l'appareil à tension, le cahier des poids et chacun y passait. A cette occasion, il pouvait être question de régime, de calories. C'était le minimum d'attention que nous pouvions consacrer aux patients.
Dans cette unité, les soignants allaient plus loin encore. Ils renforçaient le planning le dimanche matin afin d'accompagner les patients qui le souhaitaient au marché. Le dimanche était un jour spécial où on pouvait cuisiner un truc sympa qui changeait des habitudes. Tout cela était support à différents types d'échanges.
Mais aujourd'hui, il n'y a plus de cuisinières, ni de gazinières dans les unités. A la place il y a des chambres d’isolement et la même contention que dans les années 50. C’est le progrès !
L'hygiénisme, la qualité ont prohibé ces pratiques (ou les ont rendu tellement complexes que les soignants ont abandonné le travail éducatif autour des repas) ; les patients une fois rentrés chez eux redeviennent dépendants de mères qui cuisinent trop riche, d'habitudes alimentaires qui les font se macdonaldiser. Le montant de l'AAH et le prix du tabac les obligent parfois à sacrifier leur repas. Ils se préparent des conserves " top budget " qu'ils mangent parfois à même la boîte, à peine réchauffées. Ils se préparent une semaine de féculents qu'ils mangent sans appétit. Ils achètent des produits congelés, souvent des steaks hachés qu'ils décongèlent puis recongèlent au mépris de toute règle et au risque de leur santé. L'essentiel est qu'à l'hôpital, les règles soient respectées.
Comment un repas peut-il être thérapeutique ?
Tous les événements du quotidien même les plus infimes peuvent être support à du soin. Il en va ainsi des repas. Par " repas thérapeutiques " on entend deux séries de séquences de soins différentes.
Le repli, l'isolement, la perte d'appétit peuvent être des symptômes. Les patients peuvent également craindre que la nourriture soit empoisonnée. Ils peuvent avoir des difficultés à aller manger au foyer qui prépare leurs repas, ce lieu inconnu ; la foule des autres convives peut les inquiéter. Pour les aider à supporter les contraintes relationnelles et sociales du repas, pour les rassurer, à l'hôpital ou à leur domicile, pour les familiariser avec un lieu nouveau, un soignant va manger à leur table.
A l'hôpital, il les accompagnera au self et mangera la même chose qu'eux. Il se peut qu'au début le patient reste sur la réserve, qu'il se demande ce que ce soignant vient faire là. A l'infirmier de respecter cette distance nécessaire. De le voir manger la même chose que le patient, le rassurera peut-être. Le patient se dira que si la nourriture est empoisonnée, l'infirmier devrait, lui aussi, en ressentir les effets. Progressivement, autour de ce repas pris en commun, des quelques mots échangés ils pourront faire connaissance. Simple relation de civilité au début, un lien plus fort pourra se nouer qui amènera le patient à rechercher la présence et l'écoute de ce soignant lorsqu'il sera plus inquiet, lorsque les voix le persécuteront. A partir de cette relation, il pourra apprivoiser d'autres soignants.
En ville, la présence d'un soignant que le patient connaît le rassurera dans la découverte et l'acceptation d'un lieu nouveau. Il lui présentera les serveurs, le cuisinier peut-être, ses voisins de table. Il sera comme son ambassadeur. Il se fera progressivement moins présent.
L'autre type de " repas thérapeutique " ne se limite pas au seul repas. Il prend en compte la préparation du repas. Il s'agit le plus souvent d'un repas de groupe. Les participants choisissent le menu. Ils doivent pour cela tenir compte de la saison. Il n'est pas réaliste de vouloir manger des fraises en hiver ou des poires au printemps. Il faut prendre en compte la région où l'on vit. Si l'on est au bord de la mer, acheter du poisson peut être une bonne idée. Il faut prendre en compte le budget dont on dispose. Autant d'éléments de réalité dont il faut tenir compte. Le repas doit être équilibré. Associer des feuilles de vigne, des nouilles au gruyère et du riz au lait dans un même repas n'est pas raisonnable sur un plan diététique. Tout cela se discute et constitue un modèle auquel chaque participant peut se référer.
Cette méthodologie des courses est transférable. Le patient pourra s'en inspirer de retour à domicile lorsqu'il fera ses courses. Dans le groupe, les différents participants peuvent avoir des goûts différents. Il va falloir faire des concessions. Soutenir la position de Jacques qui est populaire dans le groupe, contrer celles de Jeanne qui n'est jamais satisfaite. Chacun va devoir utiliser des stratégies pour se faire entendre. Il sera possible de se positionner par rapport au soignant et à l'autorité.
Il y a là tout un réapprentissage social qui sera utile pour chacun. Une fois l'accord trouvé, il faudra se déplacer pour faire les courses. Il se peut qu'un des produits soit indisponible. Il se peut qu'un autre soit en promotion. Il faudra donc s'adapter. Le groupe ira au supermarché, dans ce lieu qui en effraie tant certains au point qu'ils y vont dès l'ouverture pour rencontrer le moins de monde possible. On regardera les prix, on examinera la qualité des produits. On percevra des couleurs, des odeurs éventuellement apéritives. On en discutera avec les autres membres du groupe. Il restera peut-être un peu d'argent qui permettra de s'offrir un " extra ", il faudra alors improviser et encore une fois se mettre d'accord.
Les courses faites, il va falloir préparer le repas proprement dit, se partager les tâches, savoir qui fait quoi et comment. Certains savent, d'autres pas. Certains retrouveront des gestes faits par leur mère. Chacun verra qu'il y a plusieurs façons de préparer les aliments, plusieurs recettes. On fera l'expérience qu'il peut être important de compter sur les autres. Certains devrons lutter contre l'envie de ne rien faire, de laisser les autres se débrouiller. Certains vont préparer le repas, vont décorer les plats, d'autres dresseront le couvert. Il va falloir choisir des places. S'installer à côté d'un copain ou à côté d'un soignant.
Au moment du repas, il faudra peut-être prendre son traitement. Au vu et au su de tous ou discrètement ? Peut-être le patient se rendra-t-il compte qu'il est le seul à avoir un traitement le midi. Peut-être sera-ce pour lui l'occasion de se dire qu'il n'en a plus besoin, qu'il peut se passer de cette béquille.
L'ambiance du groupe est très importante. Il ne suffit pas de manger, il faut faire la conversation. Il ne s'agit pas de manger en quatrième vitesse et d'aller ensuite fumer sa cigarette en attendant le café. On papote de tout de rien, on raconte des anecdotes. On plaisante, on rêvasse. On est bien.
Il y a tout une série d'habiletés de communication qui sont mobilisés par le repas. Ça rappelle parfois des repas de famille, ça remue des choses, dont il sera possible de reparler en psychothérapie ou en entretien avec son psychiatre référent. Certains pensent à un proche qui leur manque, prennent la décision de lui téléphoner dès que possible. Certains ressentiront de l'angoisse à un moment ou à un autre. Ils vont devoir la gérer sans trop perturber le groupe. Ils se rendront compte qu'il y a des choses qui leur sont encore difficiles dont ils parleront au moment du bilan collectif. Ceux qui se sentent dépassé lors du premier repas thérapeutique, feront le constat avec satisfaction que progressivement, ils trouvent leur place dans le groupe, qu'ils sont de plus en plus à l'aide pour les courses, pour préparer les recettes avant de les tester chez eux et peut-être d'inviter un des membres du groupe avec lequel ils s'entendent bien. Le repas thérapeutique est donc une séquence de vie quotidienne, très proche de la réalité qui amène, " mine de rien ", à travailler différentes compétences que les patients avaient perdu, croyaient avoir perdues ou n'avaient tout simplement jamais eu. C'est également un support possible pour réfléchir sur soi-même, sur les relations avec ses proches, et avec ses soignants référents.
Pierre aime la blanquette et Corinne
Pierre aime la blanquette de veau à l'ancienne. Il se souvient du geste de sa mère écumant la surface de la casserole. Il se rappelle l'odeur des champignons frais qu'elle faisait revenir dans le beurre salé. Mardi dernier, au groupe " cuisine ", il avait des étoiles dans les yeux lorsqu'il en parlait. Ses mains retrouvaient les gestes maternels. Sa mère ? Elle est morte maintenant. Son père n'a pas voulu qu'il aille à l'enterrement. Il était trop jeune (26 ans tout de même). Il ne sait même pas où elle est enterrée. C'est elle qui voulait qu'il soit enseignant. Pierre était son fils unique. Couvé, gâté, gavé d'amour comme de nourriture, il n'a pu faire autrement qu'être enseignant (en saignant ?). N'empêche que c'est autour du calcul des proportions que son amour des chiffres s'est forgé. Jean-Pierre Coffe a raison, les aliments n'ont plus de goût maintenant. Peut-être pourrait-on essayer de préparer un pot-au-feu la prochaine fois ?
Le meilleur moment de la journée pour Pierre, c'était lorsqu'il rentrait chez lui, il sortait les copies à corriger de son cartable et se rendait aux toilettes. Il faisait une première lecture des interrogations écrites en éliminant … toute sa fatigue de la journée, toute la pression, tous les bavardages. Les sales gosses ! Maintenant, il n'a plus de problèmes à corriger. Corinne s'esclaffe.
Avant d'être infirmière, elle était institutrice. Elle, elle prenait une douche pour laver sa fatigue. Qu'elle soit du matin ou de garde, elle en a conservé l'habitude. Depuis qu'elle a rejoint le groupe " cuisine ", Pierre vient plus régulièrement. Il prend même une douche chaque mardi et se change : " On mange tous ensemble alors … faut que je me prépare. Je ne peux pas vous apprendre à faire une blanquette et puis être habillé comme un mendiant. "
Corinne a quitté l'enseignement parce qu'elle n'en pouvait plus. Elle avait eu l'impression de suivre un chemin trop parfaitement tracé par ses parents, tous enseignants. Aurait-elle fait ce choix sans ses trois ans d'analyse ? Son nouveau métier d'infirmière lui plaît mais elle a gardé un peu de nostalgie de l'enseignement. Elle se sentait plus libre, la pression hiérarchique était moins forte.
En tout cas, elle réagit autrement avec Pierre. Il lui rappelle un de ses collègues, constamment déprimé, qui multipliait les arrêts maladie. Elle sait bien que Pierre est schizophrène, mais il y a quelque chose qui lui permet d'entendre Pierre autrement …
Elle s'en est plus d'une fois expliquée avec les autres membres de l'équipe qui considèrent cet écart comme dynamique. Entre Corinne et Pierre, naît une relation qui a les caractères de la relation d'aide. Corinne devient de plus en plus importante pour lui. De Corinne, il ne perçoit plus que les aspects maternels, que la fonction nourricière. Corinne sait bien qu'il ne s'agit que d'un rôle que Pierre lui fait jouer, qu'il a besoin d'en passer par cette identification pour tenter de dépasser sa relation conflictuelle avec sa mère. Elle sait aussi que pour Pierre, elle est réellement sa mère. Elle sait qu'elle a besoin de toute l'équipe pour ne pas être prise dans la nasse, pour maintenir distance et proximité. Elle sait qu'elle va devoir affronter l'ambivalence de Pierre, que ses collègues seront pris dans cette même ambivalence vis-à-vis d'elle, qu'il faudra aborder ces différents aspects en réunion de régulation, que ce ne sera pas facile, que sa relation à sa propre mère n'a jamais été simple, qu'elle devra croître en même temps que Pierre.
Si le repas thérapeutique quelle que soit sa forme est un outil de soin individuel, il est aussi un outil de soin au service de l'institution.
Dans le Centre de Santé Mentale où j'exerce, lieu où la notion de collectif est complexe à rencontrer et à mettre en travail, les repas permettent de réguler la vie institutionnelle. Entre ceux qui préparent, ceux qui viennent se mettre les pieds sous la table, ceux qui préparent l'animation, ceux qui décorent tout un mouvement parcourt l'institution, mouvement auquel chacun participe à sa façon. Que le groupe choisisse de dresser une grande table autour de laquelle tout le groupe se rassemble ou parsemer l'espace de petites tables plus intimes, ce qui se traite-là c'est l'institution. Cette visée apparaît encore plus évidente quand nous recevons. Qu'il s'agisse de recevoir une troupe de danseurs de tango pour une soirée argentine, un plasticien pour conclure une exposition qui a mobilisé chacun, cette dimension du recevoir, de ces petits plats qu'on met dans les grands, apparaît comme centrale.
Un phénomène total
Ainsi que l'écrit, C. Durif-Bruckert : « Le rapport à la nourriture, les modalités du " culinaire ", ainsi que l'ensemble des pratiques, comportements et savoirs suscités par le fait de se nourrir, représentent un système qui, chacun le sait, est irréductible à la seule dimension du biologique, ou encore du diététique, tel qu'il se présente dans les termes nutritionnels. Autrement dit, ce rapport ne dépend pas exclusivement de l'état de faim ou de satiété. »[5] Manger est un acte d'une grande complexité qui renvoie à un ensemble de pactes (individu/société), d'alliances (relationnelles), d'attentes (la réplétion) et de partages (le repas), mais aussi de risques successifs liés à l'incorporation.
Cet acte se joue in fine au sein de la rencontre digestive corps/aliment, actualisée dans le plus profond des entrailles. Et comme toute rencontre (si elle est véritable), elle ne peut qu'être symbolique. Ce qui semble être posé comme une évidence biologique masque, soutient et s'intrique à d'autres aspects qui signifient que manger est d'abord et avant tout une expérience corporelle, identitaire et existentielle majeure.
Si on se met à y penser d'un peu plus près, et dans une démarche pluridisciplinaire, l'acte de manger n'est pas seulement un fait qui revient quotidiennement, de façon répétitive et inéluctable. C'est bien plus. Par son intermédiaire, il s'agit de recevoir un élément extérieur, plus ou moins étranger ou reconnaissable. Il convient d'en prendre connaissance, de l'identifier et d'accepter, au moins pour une part, de se soumettre à l'immaîtrisable et à l'indésirable qu'il contient, et ainsi de marquer son appartenance et son inscription dans le monde social.[6]
Dominique Friard
ISP, Centre de Santé Mentale Hélène Chaigneau, Gap (05)
2007.
[1] BUELTZINGSLOEWEN (I Von), L'hécatombe des fous, la famine dans les hôpitaux psychiatriques français sous l'Occupation, Aubier, Collection historique, Paris, 2007.
[2] JAEGER (M), Garder, surveiller, soigner. Essais d'histoire de la profession d'infirmier psychiatrique, in Cahiers VST, CEMEA, Janvier 1990.
[3] ALEXANDER (F.G), SELESNICK (S.T), Histoire de la psychiatrie, Armand Colin, Collection U, trad. ALLERS G., CARRE J., RAULT A., Paris, 1972.
[4] PAUMELLE (P), Essais de traitement collectif du quartier d'agités, Editions ENSP, Rennes, 1999.
[5] DURIF-BRUCKERT (C), La nourriture et nous, Corps imaginaire et normes sociales, Armand Colin, Paris, 2007.
[6] Ibid.
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