Anzieu Didier, Le Moi-peau
Le Moi-peau
Didier Anzieu
Concept opératoire qui précise l'étayage du Moi sur la peau et impliquant une homologie entre les fonctions du Moi et celles de notre enveloppe corporelle (limiter, contenir, protéger), le Moi-Peau est un outil de pensée indispensable aux infirmières. Conçu comme une interface, il permet d'enrichir les notions de "frontière", de "limite", de "contenant". Autrement dit, il apparaît difficile, entre autres, de diminuer les isolements et contentions sans y avoir recours. Les cours aux étudiants en soins infirmiers le présentent-ils ?
« Toute activité psychique s’étaie sur une fonction biologique. Le Moi-peau trouve son étayage sur les diverses fonctions de la peau. […] La peau, première fonction, c’est le sac qui contient et retient à l’intérieur le bon et le plein que l’allaitement, les soins, le bain de parole y ont accumulés. La peau, seconde fonction, c’est l’interface qui marque la limite avec le dehors et maintient celui-ci à l’extérieur, c’est la barrière qui protège de la pénétration par les avidités et les agressions en provenance des autres, êtres ou objets. La peau enfin, troisième fonction, en même temps que la bouche et au moins autant qu’elle, est un lieu et un moyen primaire de communication avec autrui, d’établissement de relations signifiantes ; elle est, de plus, une surface d’inscription. » p.39
L’auteur
Didier Anzieu (1923-1999) était psychologue, psychanalyste, professeur émérite de psychologie à l’université Paris X-Nanterre et membre d’Association psychanalytique de France. Il a été l'un des fondateurs du Syndicat des psychologues psychanalystes, créé le 15 décembre 1953 à son domicile, avec le soutien de Georges Mauco qui en prend la présidence et de Daniel Lagache. Didier Anzieu rédige les statuts du syndicat, disparu de fait dans les années 1970.
Il a laissé une œuvre importante en psychanalyse, notamment une conceptualisation du Moi-Peau, des recherches sur les groupes et sur la créativité artistique. Le corps de l'œuvre (1981) qui porte sur le travail créateur est écrit dans la continuité de L'auto-analyse de Freud et la découverte de la psychanalyse, ouvrage plusieurs fois remanié selon ses éditions successives (1959, 1975, 1988).
« Souvent on le sait, une mère de schizophrène se reconnaît au malaise où sa voix plonge le praticien qu’elle est venue consulter : voix monocorde (mal rythmée), métallique (sans mélodie), rauque (avec prédominance des graves, ce qui favorise chez l’écoutant la confusion des sons et le sentiment d’une intrusion par ceux-ci). Une telle voix perturbe la constitution du Soi : le bain sonore n’est plus enveloppant, il devient désagréable (en termes de Moi-peau, il serait dit rugueux), il est troué-trouant. »
L’ouvrage
1 - Principes généraux
La peau est pour Didier Anzieu une donnée originaire à la fois d’ordre organique et d’ordre imaginaire. Elle est un système de protection de notre individualité en même temps que le premier instrument d’échange avec autrui. Il s’agit de penser l’interaction avec l’entourage à partir d’un substrat organique tout en respectant la spécificité des phénomènes psychiques par rapport aux réalités organiques comme aux faits sociaux.
Le fonctionnement psychique conscient et inconscient a ses lois propres. L’une d’entre elles est qu’une part de lui vise à l’indépendance alors qu’il est dès l’origine doublement dépendant :
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du fonctionnement de l’organisme vivant qui lui sert de support ;
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des stimulations, des croyances, des normes, des investissements, des représentations émanant des groupes dont il fait partie (à commencer par la famille, à continuer par le milieu culturel).
Anzieu postule donc que le psychisme a un double étayage :
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sur le corps biologique, sur le corps social ;
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d’autre part un étayage mutuel, la vie organique et la vie sociale, au moins chez l’homme, ont l’une et l’autre autant besoin d’un appui quasi constant sur le psychisme individuel que celui-ci a besoin d’un appui réciproque sur un corps vivant et sur un groupe social vivant.
Ce concept correspond à l’urgence, psychologique et sociale de reconnaître des limites, de se reconnaître des territoires habitables et vivables. Ces limites, frontières à la fois qui instituent des différences et qui permettent des échanges entre les régions ainsi délimitées.
L’univers tactile et cutané
Le langage, courant ou savant, est particulièrement prolixe en ce qui concerne la peau. Tout être vivant, tout organe, toute cellule, a une peau ou une écorce, tunique, enveloppe, carapace, membrane, méninge, armure, pellicule, cloison, plèvre. De nombreuses expressions du langage courant font référence à la plupart des fonctions de la peau : caresser quelqu’un dans la sens du poil, il a eu la main heureuse (fonction plaisir tactile), tu me fais suer (élimination), c’est une peau de vache, se faire crever la peau (fonction défensive-agressive), entrer dans la peau d’un personnage, faire peau neuve (fonction d’identification), toucher la réalité du doigt (épreuve de réalité), entrer en contact, mon petit doigt me l’a dit (communication), etc.
Par sa structure et ses fonctions, la peau est plus qu’un organe, c’est un ensemble d’organes différents. Sa complexité anatomique, physiologique et culturelle anticipe sur le plan de l’organisme la complexité du Moi sur le plan psychique.
De tous les organes des sens, c’est le plus vital : on peut vivre aveugle, sourd, privé de goût ou d’odorat. Sans l’intégrité de la majeure partie de la peau, on ne survit pas. La peau a plus de poids (20 % du poids total du corps chez le nouveau-né ; 18 % chez l’adulte) et occupe une plus grande surface (2500 cm² chez le nouveau-né, 18000 chez l’adulte) que tout autre organe des sens. Elle apparaît chez l’embryon avant les autres systèmes sensoriels (vers la fin du deuxième mois de gestation, précédent dans l’ordre les deux autres système proximaux, olfactif et gustatif, le système vestibulaire et les deux systèmes distaux, auditif et visuel) en vertu de la loi biologique selon laquelle plus une fonction est précoce, plus elle a de chances d’être fondamentale. Elle comporte une grande densité de récepteurs (50 pour 100 millimètres carrés).
La peau, système de plusieurs organes (toucher, pression, douleur, chaleur ...) est elle-même en étroite connexion avec les autres organes des sens externes (ouïe, odorat, vue, goût) et avec les sensibilités kinesthésique et d’équilibration. La sensibilité complexe de l’épiderme (tactile, thermique, algique) reste longtemps diffuse et indifférenciée chez le tout-petit. Elle transforme l’organisme en un système sensible, capable d’éprouver d’autres types de sensations (fonction d’initiative), de les relier à des sensations cutanées (fonction associative) ou de les différencier et de les localiser à titre de figures émergeant sur la toile de fond d’une surface corporelle globale (fonction d’écran).
La peau apprécie le temps (moins bien que l’oreille) et l’espace (moins bien que l’œil) mais elle seule combine les dimensions spatiales et temporelles. La peau évalue les distances sur sa surface plus précisément que l’oreille ne situe la distance des soins éloignés.
La peau réagit à des stimuli de nature différente : on a pu coder l’alphabet sous formes de pulsions électriques sur la peau et l’enseigner à des aveugles. La peau est presque toujours disponible pour recevoir des signes, apprendre des codes, sans qu’ils interfèrent avec d’autres. La peau ne peut pas refuser un signe vibrotactile ou électrotactile : elle ne peut ni fermer les yeux ou la bouche, ni se boucher les oreilles ou le nez. La peau n’est pas non plus “ encombrée ” d’un verbiage excessif comme le sont la parole et l’écriture.
Mais la peau n’est pas qu’un organe des sens. Elle remplir des rôles annexes de plusieurs autres fonctions biologiques : elle respire et perspire, elle sécrète et élimine, elle entretient le tonus, elle stimule la respiration, la circulation, la digestion, l’excrétion et bien sûr la reproduction ; elle participe à la fonction métabolique.
A côté de ses rôles sensoriels spécifiques et de ce rôle d’auxiliaire tous terrains par rapport aux divers appareils organiques, la peau remplit une série de rôles essentiels par rapport au corps vivant considéré dans son ensemble, dans sa continuité spatio-temporelle, dans son individualité : maintien du corps autour du squelette et de sa verticalité, protection (par sa couche cornée superficielle, par son vernis de kératine, par son coussinet de graisse) contre les agressions extérieures, captage et transmission d’excitations ou d’informations utiles.
On retrouve chez certains mammifères l’existence de deux organes distincts et complémentaires réunis dans le même appareil :
La fourrure qui recouvre la quasi-totalité du corps et qui assure une fonction de pare-excitation. Elle possède de plus des qualités tactiles, thermiques et olfactives qui en font un des supports anatomiques de la pulsion d’agrippement ou d’attachement si importante chez les mammifères, qui font aussi des endroits où survit le système pileux une des zones érogènes favorites de la pulsion sexuelle chez les humains.
La peau d’un être humain présente à un observateur extérieur des caractéristiques physiques variables selon l’âge, le sexe, l’ethnie, l’histoire personnelle, etc. et qui, ainsi que les vêtements qui la redoublent, facilitent ou brouillent l’identification de la personne : pigmentation, ; plis, ride, sillons ; quadrillage de pores ; poils, cheveux, ongles, cicatrices, boutons, “ grains de beauté ” ; sans parler du grain de la peau, de son odeur (renforcée ou modifiée par les parfums, de son velouté ou de sa rugosité (accentuée par les crèmes, les baumes, le genre de vie).
L’analyse histologique de la peau fait apparaître une complexité encore plus grande, un enchevêtrement de tissus de structures différentes dont l’étroit emboîtement contribue à assurer le maintien global du corps, le pare-excitation et la richesse de la sensibilité.
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L ‘épiderme superficiel, ou couche cornée, se compose d’un fusionnement compact (analogue aux moellons d’un mur) de quatre couches de cellules où la kératine produite par certaines d’entre elles encapsule les autres, réduites à devenir des coques vides d’autant plus solides.
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L’épiderme sous-jacent, ou corps muqueux, est une stratification de six à huit couches de grandes cellules polyédriques à protoplasme épais, reliées entre elles par de nombreux filaments (structure en réseau maillé) la dernière couche ayant une structure en palissade.
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Le derme superficiel comprend des papilles abondantes, richement vascularisées, et qui absorbent certaines substances qu’on retrouve dans le foie, les surrénales ... ; elles s’articulent au corps muqueux précédents par une structure en engrenage. Le corps muqueux et le corps capillaire assurent une fonction régénératrice des blessures et de lutte contre le vieillissement (en se vidant de leur protoplasme, elles repoussent sans cesse vers l’extérieur les couches sous-jacentes qui s’usent).
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Le derme ou chorion est un tissu de soutènement très charpenté. Il présente une structure en feutrage résistant et élastique, “ ciment amorphe ” fait de faisceaux entrecroisés de fibrilles.
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L’hypoderme est un isolant ; il a une structure en éponge, permettant le passage des vaisseaux sanguins et des nerfs vers le derme et séparant (sans ligne de démarcation nette) les téguments des tissus sous-jacents.
La peau comporte également différentes glandes (qui sécrètent respectivement des odeurs, la sueur et le sébum lubrificateur ; des nerfs sensitifs à terminaisons libres (douleur, contact) ou aboutissant des corpuscules spécialisées (chaud, froid, pression) ; des nerfs moteurs (qui commandent la mimique) et des nerfs vasomoteurs (qui commandent le fonctionnement glandulaire).
La peau fournir de nombreux exemples d’un fonctionnement paradoxal, au point que l’on peut se demander si la paradoxalité psychique ne trouve pas sur la peau une partie de son étayage. La peau soustrait l’équilibre de notre milieu interne aux perturbations exogènes, mais dans sa forme, sa texture, sa coloration, ses cicatrices elle conserve des marques de ces perturbations. A son tour, cet état intérieur qu’elle est censée préserver, elle le révèle en grande partie au-dehors ; elle est aux yeux des autres un reflet de notre bonne ou mauvaise santé organique et un miroir de notre âme.
Autre paradoxe, la peau est perméable et imperméable. Elle est superficielle et profonde. Elle est véridique et trompeuse. Elle est régénératrice et en voie d’assèchement permanent. Elle est élastique mais un morceau de peau détaché de l’ensemble se rétrécit considérablement. Elle appelle des investissements libidinaux autant narcissiques que sexuels. Elle est le siège du bien-être et aussi de la séduction. Elle nous fournit autant en douleurs qu’en plaisirs. Elle transmet au cerveau les informations provenant du monde extérieur, y compris des messages “ impalpables ” qu’une de ses fonctions est justement de “ palper ” sans que le Moi en soit conscient. La peau est solide et fragile. Elle est au service du cerveau mais elle se régénère alors que les cellules nerveuses ne le peuvent pas. Elle matérialise par sa nudité, notre dénuement, mais aussi notre excitation sexuelle. Elle traduit par sa minceur, sa vulnérabilité, notre détresse originaire, plus grande que celle de toutes les autres espèces, et en même temps notre souplesse adaptative et évolutive. Elle sépare et unit les différentes sensorialités. Elle a dans toutes ces dimensions un statut d’intermédiaire, d’entre-deux, de transitionnalité.
On peut noter encore l’influence précoce et prolongée des stimulations tactiles sur le fonctionnement et le développement de l’organisme. Ainsi au cours de l’évolution des mammifères, on passera du contact tactile des mères sur les petits comme stimulation organique et comme communication sociale : léchage avec la langue, peignage de la fourrure avec les dents, épouillage avec les doigts, attouchements et caresses humains. Ces stimulations favorisent le déclenchement de ces activités nouvelles que sont la naissance de la respiration, l’excrétion, les défenses immunitaires, la vigilance, puis la sociabilité, la confiance, le sentiment de sécurité. Les échanges tactiles ont un effet direct sur le développement sexuel (recherche du partenaire, disponibilité à l’excitation, plaisirs préliminaires, déclenchement de l’orgasme ou de l’allaitement).
Dans de nombreux pays, des tabous du toucher sont mis en place pour protéger de l’excitation sexuelle, pour obliger à renoncer au contact épidermique global et tendre, en même temps que sont valorisés la rudesse des contacts manuels et musculaires, les bourrades, les châtiments physiques appliqués sur la peau. Certaines sociétés infligent même systématiquement sur la peau des enfants des pratiques douloureuses soit au titre de rituels initiatiques, soit pour provoquer un accroissement de la taille et/ou un embellissement du corps, ce qui, dans tous les cas, entraîne une élévation du statut social.
La peau fournit un noyau fantasmatique à des patients ayant souffert de privations précoces. Le suicide peut par exemple être recherché comme rétablissement d’une enveloppe commune avec l’objet d’amour.
La bouche sert, pour le tout-petit, autant à toucher les objets qu’à absorber de la nourriture, contribuant ainsi au sens de l’identité et à la distinction de l’animé et de l’inanimé. L’incorporation de l’objet par la peau est peut-être antérieure à son absorption par la bouche. Le désir d’être incorporé de cette façon est aussi fréquent que le désir de s’incorporer par la peau.
Le Soi ne coïncide pas nécessairement avec l’appareil psychique chez de nombreux patients, des parties de leur corps et/ou de leur psychisme sont vécues comme étrangères.
La peau que le nouveau-né apprend à connaître le mieux est celle des mains et des seins de sa mère.
La projection de la peau sur l’objet est un processus courant chez le tout-petit. Il se retrouve en peinture, quand la toile (souvent surchargée ou hachurée) fournit une peau symbolique (souvent fragile) qui sert à l’artiste de barrière contre la dépression. L’investissement auto-érotique apparaît plus précocement chez les bébés trop tôt séparés de leur mère.
En ce qui concerne les affections de la peau, le grattage est une des formes archaïques du retournement de l’agressivité sur le corps (au lieu de la retourner sur le Moi, ce qui suppose l’instauration d’un Sur-Moi plus évolué). La honte consécutive vient de ce que l’on sent que si l’on commence à se gratter, on ne pourra pas s’arrêter, qu’on est mené par une force incontrôlable et cachée, qu’on est en train d’ouvrir une brèche dans la surface de la peau.
Les mutilations de la peau (parfois réelles, le plus souvent imaginaires) sont des tentatives dramatiques de maintenir les limites du corps et du Moi, de rétablir le sentiment d’être intact et cohésif.
Données éthologiques
Vers 1950, sont publiées les œuvres majeures des éthologues Lorenz et Tinbergen. Bolwby, psychanalyste anglais, prend alors connaissance du phénomène de l’empreinte : chez la plupart des oiseaux et chez quelques mammifères, les petits sont génétiquement prédisposés à maintenir la proximité avec un individu particulier, différencié dès les heures ou les jours qui suivent sa naissance et préféré entre tous. C’est généralement la mère mais l’expérimentation montre que ce peut être une mère d’une autre espèce, un ballon en mousse, une boîte en carton ou K. Lorenz lui-même. L’intérêt de l’expérience pour le psychanalyste, est que le petit ne fait pas que rester près de sa mère ou la suivre dans ses déplacements, mais qu’il la cherche quand elle n’est pas là et qu’il l’appelle alors dans le plus grand désarroi. Ce désarroi du petit oiseau ou du petit mammifère est analogue à l’angoisse de séparation de la mère chez le petit humain et il cesse dès le rétablissement du contact avec la mère. Bolwby est frappé par le caractère primaire de cette manifestation et par le fait qu’elle ne se rattache pas à la problématique orale classique entendue au sens étroit (nourrissage, sevrage, perte, puis hallucination du sein). Il en déduit sa théorie sur la pulsion d’attachement ; indépendante de la pulsion orale, elle serait une pulsion primaire non sexuelle. Il distingue cinq variables fondamentales dans la relation mère-enfant : la succion, l’étreinte, le cri, le sourire et l’accompagnement. Il stimule ainsi les expériences des éthologues qui s’acheminaient de leur côté vers une hypothèse analogue et qui venaient d’aboutir à la célèbre expérience d’Harlow aux Etats-Unis. Comparant les réactions des bébés-singes à des mères artificielles constituées par un support revêtu de chiffons doux, allaitantes ou non (c’est-à-dire présentant ou non un biberon) et à des mères artificielles également allaitantes ou non, mais faites seulement de fils métalliques, il constate que si on élimine la variable allaitement, la mère-fourrure est toujours préférée à la mère-fil-de-fer comme objet d’attachement et que si on prend en considération la variable allaitement, celle-ci n’introduit pas de différence significative.
A partir de cette expérience fondatrice, Harlow et son équipe s’essayent à jauger le poids respectif des faceturs dans l’attachement du tout petit à sa mère. Le réconfort apporté par le contact avec la douceur d’une peau ou d’une fourrure s’avère le plus important. L’observation clinique des enfants humains ayant constaté depuis longtemps des phénomènes analogues, Bolwby réélabore la théorie psychanalytique. L’attachement lui apparaît dans cette perspective comme une forme d’homéostasie. Le but est pour l’enfant de maintenir la mère à une distance qui la laisse accessible. Les processus sont ceux qui conservent ou augmentent la proximité (se déplacer vers, pleurer, étreindre) ou qui encouragent la mère à le faire (sourire et autres amabilités).
Winnicott n’a pas comparé les petits des humains aux petits des animaux mais les phénomènes transitionnels qu’il a décrit et l’espace transitionnel que la mère établit pour l’enfant entre elle et le monde peuvent être entendus comme des effets de l’attachement.
La clinique des états-limites montre que ces patients, mal décramponnés, ont éprouvé des alternances contradictoires, précoces et répétées, de cramponnements excessifs et de décramponnements brusques et imprévisibles qui ont fait violence à leur moi corporel et/ou à leur moi psychique. De là découlent certaines caractéristiques de leur fonctionnement psychique ; ils ne sont pas sûrs de ce qu’ils ressentent ; ils sont beaucoup plus préoccupés par ce qu’ils supposent être les désirs et les affects des autres ; ils vivent dans l’ici et maintenant et communiquent sur le mode de la narration ; ils n’ont pas la disposition d’esprit permettant d’apprendre par l’expérience vécue personnelle, de se représenter cette expérience, d’en tirer une perspective nouvelle dont l’idée reste toujours inquiétante pour eux : ils ont du mal à se décramponner intellectuellement de ce vécu flou, mixte d’eux-mêmes et d’autrui, à abandonner le contact par toucher, à restructurer leurs rapports au monde autour de la vue, à accéder à une « vision » conceptuelle des choses et de la réalité psychique et au raisonnement abstrait, ils restent collés aux autres dans leur vie sociale, collés aux sensations et aux émotions dans leur vie mentale ; ils redoutent la pénétration, que ce soit celle de la vue ou du coït génital.
L’idée de Moi-peau
L’instauration du Moi-peau répond au besoin d’une enveloppe narcissique et assure à l’appareil psychique la certitude et la constance d’un bien-être de base.
Par Moi-peau, Anzieu désigne une figuration dont le Moi de l’enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme Moi contenant les contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface du corps.
Toute activité psychique s’étayant sur une fonction biologique, le Moi-peau trouve son étayage sur les diverses fonctions de la peau.
En 1974, Anzieu en signalait trois :
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La peau, première fonction, c’est le sac qui contient et retient à l’intérieur le bon et le plein que l’allaitement, les soins, le bain de paroles y ont accumulés.
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La peau, deuxième fonction, c’est l’interface qui marque la limite avec le dehors et maintient celui-ci à l’extérieur, c’est la barrière qui protège de la pénétration par les avidités et les agressions en provenance, des autres, êtres ou objets.
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La peau enfin troisième fonction, en même temps que la bouche et au moins autant qu’elle, est un lieu et un moyen primaire de communication avec autrui, d’établissement de relations signifiantes ; elle est de plus une surface d’inscription des traces laissées par ceux-ci.
De cette origine épidermique et proprioceptive, le Moi hérite la double possibilité d’établir des arrières (qui deviennent des mécanismes de défense psychiques) et de filtrer les échanges (avec le Ca, le Surmoi et le monde extérieur). C’est la pulsion d’attachement, si elle est tôt et suffisamment satisfaite qui apporte au nourrisson la base sur laquelle peut se manifester l’élan intégratif du moi. Le Moi-peau fonde la possibilité même de la pensée.
Les neuf fonctions du Moi-peau
La fonction de maintenance
De même que la peau remplit une fonction de soutènement du squelette et des muscles, de même le Moi-peau remplit une fonction de maintenance du psychisme. La fonction biologique est exercée par ce que Winnicott nomme le holding c’est-à-dire par la façon dont la mère soutient le corps du bébé. La fonction psychique se développe par intériorisation du holding maternel. Le Moi-peau est une partie de la mère (particulièrement ses mains) qui a été intériorisée et qui maintient le psychisme en état de fonctionner, du moins pendant la veille, tout comme la mère maintient en ce même temps le corps du bébé dans un état d’unité et de solidité. Il ne s’agit pas de l’incorporation fantasmatique du sein nourricier mais de l’identification primaire à un objet-support contre lequel l’enfant se serre et qui le tient.
La fonction de contenance
A la peau qui recouvre la surface entière du corps et dans laquelle sont insérés tous les organes des sens externes répond la fonction contenante du Moi-peau. Cette fonction est exercée principalement par le handling maternel. La sensation-image de la peau comme sac est éveillée chez le tout-petit, par les soins du corps, appropriés à ses besoins, que lui procure la mère. Le Moi-peau comme représentation psychique émerge des jeux entre le corps de la mère et le corps de l’enfant ainsi que des réponses apportées par la mère aux sensations et aux émotions du bébé, réponses gestuelles et vocales, car l’enveloppe sonore redouble alors l’enveloppe tactile, réponses à caractère circulaire où les écholalies et les échopraxies de l’un imitent celles de l’autre, réponses qui permettent au tout-petit d’éprouver progressivement ces sensations et ses émotions à son propre compte sans se sentir détruit distingue deux aspects de cette fonction. Le “ contenant ” proprement dit, stable, immobile, s’offre en réceptacle passif au dépôt des sensations-images-affects du bébé, ainsi neutralisées et conservées. Le “ contenant ” correspond à l’aspect actif, à la rêverie maternelle selon Bion, à l’identification projective, à l’exercice de la fonction alpha qui élabore, transforme et restitue l’intéressé ses sensations-images-affects rendues représentables. Le Moi-peau est alors figuré comme une écorce et le ça comme un noyau, chacun des deux termes ayant besoin de l’autre. A la carence d’une fonction répondent deux types d’angoisse : l’une déterminée par une excitation pulsionnelle diffuse, représentée par l’image d’un noyau sans écorce ; l’autre déterminée par des trous psychiques, représentée par l’image d’un Moi-peau passoire.
La fonction de pare-excitation
La couche superficielle de l’épiderme protège la couche sensible et l’organisme en général contre les agressions physiques, les radiations, l’excès de stimulations. La Moi-peau assure de la même façon une fonction de pare-excitation. Les excès et les déficits du pare-excitation déclenchent différentes formes d’angoisse angoisse paranoïde (persécution ou machine à influencer) ; angoisse de perte d’objet, surinvestissant la fonction d’étayage de celui-ci sans possibilité de recours à un auto-étayage. Ainsi, Frances Tustin a-t-il décrit deux images du corps appartenant à l’autisme primaire et secondaire :
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La Moi-poulpe, aucune des fonctions du Moi-peau n’est acquise, ni celles du support, ne de contenant, ni de pare-excitation.
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Le Moi-crustacé, avec une carapace rigide qui remplace le conteneur absent et qui interdit aux fonctions suivantes du Moi-peau de s’enclencher.
La fonction d’individuation du Soi.
La peau protège l’individualité en distinguant les corps étrangers auxquels elle refuse l’entrée et les substances semblables ou complémentaires auxquelles elle accorde l’admission ou l’association. Le Moi-peau assure une fonction d’individuation du Soi qui apporte le sentiment d’être un être unique. L’angoisse, décrite par Freud de “ l’inquiétante étrangeté ” est liée à une menace visant l’individualité du Soi par affaiblissement du sentiment des frontières de celui-ci.
Dans la schizophrénie, toute la réalité extérieure (mal distinguée de la réalité intérieure) est considérée comme dangereuse à assimiler et la perte du sens de la réalité permet le maintien à tout prix du sentiment d’unicité de Soi.
La fonction d’intersensorialité
La peau est une surface porteuse de poches et de cavités où se logent les organes des sens, le Moi-peau est une surface psychique qui relie entre elles les sensations de diverses natures et qui les fait ressortir comme figures sur ce fond originaire qu’est l’enveloppe tactile : c’est la fonction d’intersensorialité du Moi-peau qui aboutit la constitution d’un “ sens commun ” dont la référence de base se fait toujours au toucher
A la carence de cette fonction répondent l’angoisse de morcellement du corps, plus précisément celle de démantèlement, c’est-à-dire d’un fonctionnement indépendant, anarchique, des divers organes des sens. Cet espace prépare la symbolisation.
La fonction de soutien de l’excitation sexuelle
La peau du bébé fait l’objet d’un investissement libidinal de la mère. La nourriture et les soins s’accompagnent de contacts peau à peau, généralement agréables, qui préparent l’auto-érotisme et situent les plaisirs de la peau comme toile de fond habituelle des plaisirs sexuels. Ceux-ci se localisent à certaines zones érectiles ou à certains orifices (excroissances et poches) où la couche superficielle de l’épiderme est amincie et où le contact direct avec la muqueuse produit une surexcitation.
Le Moi-peau remplit cette fonction de surface de soutien de l’excitation sexuelle, surface sur laquelle en cas de développement normal, des zones érogènes peuvent être localisées, la différence des sexes reconnue et leur complémentarité désirée. L’exercice de cette fonction peut se suffire à elle-même le Moi-peau capte sur toute sa surface l’investissement libidinal et devient une enveloppe d’excitation sexuelle globale. Cette configuration fonde la théorie infantile sans doute la plus archaïque selon laquelle la sexualité se résume aux plaisirs du contact peau contre peau et la grossesse résulte de la simple étreinte corporelle et du baiser. Faute d’une décharge satisfaisante, cette enveloppe érogène peut se transformer en enveloppe d’angoisse.
Si l’investissement de la peau est plus narcissique que libidinal, l’enveloppe d’excitation peut être remplacée par une enveloppe narcissique brillante, censée rendre son possesseur invulnérable, immortel et héroïque.
Si le soutien de l’excitation sexuelle n’est pas assuré, l’individu devenu adulte ne se sent pas en sécurité suffisante pour s’engager dans une relation sexuelle complète aboutissant à une satisfaction génitale mutuelle.
La fonction de recharge libidinale du fonctionnement psychique
A la peau comme surface de stimulation permanente du tonus sensori-moteur par les excitations externes répond la fonction du Moi-peau de recherche libidinale du fonctionnement psychique, de maintien de la tension énergétique entre les sous-systèmes psychiques. Les ratés de cette fonction produisent deux types d’angoisse antagonistes : l’angoisse de l’explosion de l’appareil psychique sous l’effet de la surcharge d’excitation (la crise d’épilepsie par exemple) ; l’angoisse du Nirvâna, c’est-à-dire l’angoisse devant l’accomplissement du désir d’une réduction de la tension à zéro.
La fonction d’inscription des traces sensorielles
La peau avec les organes des sens tactiles (toucher, chaud, froid) qu’elle contient fournit des informations directes sur le monde extérieur (qui sont ensuite recoupées par le “ sens commun ” avec les informations sonores, visuelles, etc.). Le Moi-peau remplit une fonction d’inscription des traces sensorielles tactiles, fonction de pictogramme, de bouclier de Persée renvoyant en miroir une image de la réalité. Cette fonction est renforcée par l’environnement maternel dans la mesure où il remplit son rôle de “ présentation de l’objet ” auprès du tout-petit. Cette fonction du Moi-peau se développe par un double appui biologique et social. Biologique : un premier dessin de la réalité s’imprime sur la peau. Social l’appartenance d’un individu un groupe social se marque par des incisions, scarifications, peintures, tatouages, maquillages, coiffures et leurs doublets que sont les vêtements. Le Moi-peau est le parchemin originaire qui conserve à la manière d’un palimpseste, les rouillons raturés, gratté, surchargés, d’une écriture “ originaire ” préverbale faite de traces cutanées.
Une première forme d’angoisse relative à cette fonction est d’être marquée à la surface du corps et du Moi par des inscriptions infamantes et indélébiles provenant du Surmoi (les rougeurs, l’eczéma, les blessures symboliques selon Bettelheim, etc.). L’angoisse inverse porte sur le danger d’effacement des inscriptions sous l’effet de leur surcharge, soit sur la perte de la capacité de fixer des traces, dans le sommeil par exemple.
Le Moi-peau comme interface
L’enveloppe de l’entourage maternant “ sur mesure ” permet d’individualiser le bébé en lui apportant la confirmation de son individualité “ Etre un moi c’est se sentir unique ”. La nécessité pourtant d’un écart progressif entre la mère et son enfant, entre le feuillet externe (du côté de la mère) et le feuillet interne (du côté du corps propre de l’enfant) laisse au Moi la possibilité de ne pas se faire comprendre par la mère “ Avoir un Moi, c’est pouvoir se replier sur soi-même ”. Si le feuillet externe (la mère) est trop collé, le Moi de l’enfant ne peut se développer librement ; si le feuillet externe est trop lâche, le Moi manque de consistance, et le feuillet interne devient une enveloppe lisse, étanche, fermée.
Se constitue dans le système interactif mère-enfant une interface figurée par le fantasme d’une peau commune à la mère et à l’enfant d’un côté la mère, de l’autre l’enfant. La peau commune les garde attachés mais dans une symétrie qui préfigure leur séparation à venir. L’interface, en effet, transforme le fonctionnement psychique en système de plus en plus ouvert, présidant à une différenciation effective entre la mère et l’enfant. L’étape suivante requiert l’effacement de la peau commune, signifiant le dégagement par rapport à la dépendance symbiotique antérieure. Adviennent alors les fantasmes de peau arrachée, volée, meurtrie, qui, une fois surmontés, permettent à l’enfant d’acquérir un Moi-peau qui lui appartient en propre selon un processus de double intériorisation : intériorisation de l’interface qui devient une enveloppe psychique contenante des contenus psychiques ; intériorisation de l’entourage maternant qui devient le monde intérieur des pensées, des images, des affects.
On décrira ainsi la conscience comme une interface et le Moi comme une “ enveloppe ” psychique, enveloppe contenante, mais aussi lieu de mise en contact du psychisme avec le monde extérieur.
Le dépassement du Moi-peau : le double interdit du toucher
Le Moi-peau représente une figuration métaphorique, qui rend compte de l’avènement et de la construction d’un corps-psyché, étape nécessaire bien que soumise à aléas dans le développement de la construction de l’appareil psychique. Mais si le Moi fonctionne d’abord selon une structuration en Moi-peau, la question se pose de son passage à un autre système de fonctionnement, et notamment à celui de la pensée propre à un Moi psychique différencié du Moi corporel.
L’hypothèse de Didier Anzieu est que le double interdit du toucher conditionne le renoncement au primat des plaisirs de la peau, et la transformation de l’expérience tactile en représentations de base à partir desquelles des systèmes de correspondances intersensorielles peuvent s’établir.
Tout interdit est double par nature, puisqu’il constitue un système de tensions entre des pôles opposés. Anzieu distingue donc quatre dualités des interdits :
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Première dualité :
L’interdit porte à la fois sur les pulsions sexuelles et sur les pulsions agressives. Il canalise la poussée des pulsions ; il délimite leurs sources corporelles ; il réorganise leurs objets et leurs buts ; il structure les rapports entre les deux grandes familles de pulsions. C’est une évidence pour l’interdit œdipien. Mais l’interdit du toucher concerne aussi les deux pulsions fondamentales, en mettant en garde contre la démesure de l’excitation et ses effets, par le déferlement de la pulsion. « Ne touche pas les objets inanimés que tu pourrais casser ou qui pourraient te faire du mal ; n’exerce pas une force excessive sur les parties du corps des autres personnes (cet interdit vise à protéger l’enfant de l’agressivité, la sienne, celle des autres). Ne touche pas avec insistance sur ton corps, sur le corps des autres, les zones sensibles au plaisir, car tu serais débordé par une excitation que tu n’es pas en état de comprendre et de satisfaire (cet interdit vise à protéger l’enfant de la sexualité, la sienne, celle des autres). La différence vient de ce que, pour l’interdit du toucher, sexualité et agressivité sont assimilées en tant qu’expression de la violence pulsionnelle en général ; au contraire, l’interdit de l’inceste les distingue en les situant dans un rapport de symétrie inversée et non plus de similitude.
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Deuxième dualité :
Tout interdit a double face, une face tournée vers le dehors (qui reçoit, accueille, filtre les interdictions signifiées par l’entourage), une face tournée vers la réalité interne (qui traite les représentants représentatifs et affectifs des motions pulsionnelles). L’interdit intrapsychique s’étaie sur des proscriptions externes mais celles-ci sont l’occasion non la cause de son instauration. La cause est endogène : c’est le besoin pour l’appareil psychique de se différencier. L’interdit du toucher contribue à l’établissement d’une frontière, d’une interface entre le Moi et le Ça. L’interdit œdipien parachève l’établissement d’une frontière, d’une interface entre le Moi et le surmoi. Les deux censures envisagées par Freud dans sa première théorie (l’une entre l’ICS et le PCS, l’autre entre le PCS et la Cs) pourraient être reprises dans ce sens.
Les premières interdictions de toucher formulées par l’entourage sont au service du principe d’autoconservation : ne mets pas ta main sur le feu, sur les couteaux, sur les détritus, sur les médicaments ; tu mettrais en danger l’intégrité de ton corps, voire ta vie. Elles ont pour corollaire des prescriptions de contact : ne lâche pas la main pour te pencher par la fenêtre, pour traverser la rue. Les interdictions définissent des dangers externes, les interdits signalent les dangers internes. Dans les deux cas ; la distinction entre dedans et de hors est supposée acquise (l’interdit n’a aucun sens sans cela) et cette distinction se trouve renforcée par l’interdit. L’interdit du toucher sépare la région du familier, région protégée et protectrice, et la région de l’étranger, inquiétante et dangereuse. Cet interdit est probablement le véritable organisateur de la mutation qui apparaît vers le neuvième mois et que Spitz a réduite à la distinction du visage familier et du visage étranger. Ne reste pas collé au corps de tes parents, assume d’avoir un corps séparé pour explorer le monde extérieur : telle paraît être la forme la plus primitive de l’interdit tactile. Mais aussi, ne touche pas sans précautions avec les mains des choses inconnues, tu ne sais pas le mal qui peut en résulter. L’interdit invite à toucher d’autres choses que le familier et le familial, et à les toucher pour les connaître. L’interdiction prémunit contres les risques de l’ignorance et de l’impulsivité : on ne touche pas n’importe quoi n’importe comment. Attraper un objet se justifie si c’est pour expérimenter comment il se comporte –non pour le porter à sa bouche et l’avaler parce qu’on l’aime, ni pour le casser et mettre en pièces ce qui est imaginé haïssable ans son ventre. Les ordres de réalité qui restent confondus dans l’expérience tactile primaire du corps à corps, l’interdit du toucher contribue à différencier : ton corps est distinct des autres corps ; l’espace est indépendant des objets qui le peuplent ; les objets animés se comportent autrement que les objets inanimés.
L’interdit œdipien inverse les données de l’interdit du toucher : ce qui est familier, au sens premier de familial, devient dangereux par rapport au double investissement pulsionnel d’amour et de haine ; le danger est celui, jumelé, de l’inceste et du parricide (ou du fratricide) ; le prix à payer est l’angoisse de castration. Par contre, quand il sera grand, le garçon aura le droit, dans certaines conditions, et même le devoir, de lutter contre les hommes étrangers à la famille, au clan, à la nation, et de choisir une femme étrangère à sa famille.
Troisième dualité : tout interdit se construit en deux temps. Selon Mélanie Klein, un stade préœdipien précoce précède et prépare l’interdit œdipien freudien, centré sur la menace de la castration. L’interdit du toucher est à double détente. Il faut distinguer deux structures de l’expérience tactile :
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le contact par étreinte corporelle, portant sur une grande partie de la peau, englobant pression, chaleur ou froid, bien-être ou douleur, sensations kinesthésiques et vestibulaires, contact qui implique le fantasme d’une peau commune ; et
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le toucher manuel, qui soutint le corps du nourrisson et auquel par la suite tend à se réduire le contact quand l’enfant acquiert la maîtrise des gestes de désignation et de préhension des objets et quand par l’éducation, le contact peau à peau, jugé trop infantile ou trop érogène ou trop brutal, se trouve limité à des manifestations de tendresse ou de force musculaire qui doivent être contrôlées.
Il y aurait donc emboîtées l’un dans l’autre, un interdit premier du contact global, c’est-à-dire de l’accolement, de la fusion et de la confusion des corps ; et un interdit second et sélectif du toucher manuel : ne pas toucher les organes génitaux et plus généralement les zones érogènes et leurs produits ; ne pas toucher les personnes, les objets d’une façon qui leur ferait violence, le toucher étant limité aux modalités opératoires d’adaptation au monde extérieur et les plaisirs qu’il procure n’étant conservables que subordonnées au principe de réalité. Selon les cultures l’un ou l’autre des deux interdits du toucher se trouve renforcé ou atténué. L’âge de l’enfant où chacun intervient ; leur champ d’extension sont très variables. Mais on ne trouve guère de société où ils soient absents.
L’interdit primaire du toucher transpose sur le plan psychique ce qu’a opéré la naissance biologique. Il impose une existence séparée à l’être vivant en voie de devenir un individu. Il interdit le retour dans le sein maternel, retour qui ne peut plus être que fantasmé (cet interdit ne s’est pas constitué chez l’autiste, qui continue de vivre psychiquement dans le sein maternel). L’interdiction est signifiée à l’enfant sous la forme active d’une mise à distance physique : elle s’éloigne de lui, elle l’éloigne d’elle, en le retirant du sein, en écartant son visage alors qu’il cherche à l’attraper, en le déposant dans son berceau. Au cas où la mère manque à mettre en acte l’interdiction, il se trouve toujours quelqu’un qui rappelle à la mère la nécessité de devoir se séparer corporellement du bébé, pour qu’il s’endorme, pour qu’il ne soit pas trop stimulé, pour qu’il ne prenne pas de mauvaises habitudes, pour qu’il apprenne à jouer seul, pour qu’il marche au lieu de se faire porter, pour qu’il laisse à l’entourage un temps e un espace où celui-ci puisse vivre pour lui-même.
Quatrième dualité : Tout interdit est caractérisé par sa bilatéralité. Il s’applique à l’émetteur des interdictions tout autant qu’au destinataire. Quelle que soit la vivacité des désirs œdipiens incestueux et hostiles réveillés chez les géniteurs à l’occasion de la maturation sexuelle de leurs enfants, ils ne doivent pas les accomplir sur ceux-ci. Pour accéder à une nouvelle structuration le moi doit rompre avec le primat de l’expérience tactile et se constituer un espace d’inscription intersensorielle. De même la psychanalyse n’est possible que dans le respect de l’interdit du toucher : les mots de l’analyste symbolisent, remplacent, recréent les contacts tactiles sans qu’il soit nécessaire de recourir à ceux-ci : la réalité symbolique de l’échange est plus opérante que sa réalité physique.
Dominique Friard
Notes :
ANZIEU (D), Le Moi-peau, Dunod, Bordas, Paris, 1985.
Date de dernière mise à jour : 16/12/2020
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