Bachelard Gaston, La poétique de l'espace

« La poétique de l’espace » (1)

Gaston Bachelard

Bachelard espace

Une leçon de rêverie sur nos espaces intimes

" La conscience d'être en paix en son coin propage, si l'on ose dire, une immobilité. L'immobilité rayonne. Une chambre imaginaire se construit autour de notre corps qui se croit bien caché quand nous nous réfugions en un coin. Les ombres sont déjà  des murs, un meuble est une barrière, une tenture est un toit. "

L’auteur

Il faudrait peut-être écrire une poétique de Bachelard. Il se dégage des photos qui le représentent quelque chose de délicieusement suranné. On se sent transporté dans le  monde des savants graves dessinés par Hergé. Et pourtant, rien n'est plus étranger au philosophe que la ligne claire défendue par Hergé. Philosophe et essayiste, né à Bar-Sur-Aube, Gaston Bachelard (1884-1962), ainsi que l’écrit A. Le Pichon, « avec sa barbe de patriarche et son passé d’employé des P.T .T, fait honneur à la démocratie, aux lettres et à l’université française. Cette silhouette un peu fantastique, flottant poétiquement dans un univers imaginaire indécis, et qui tient autant du génie bienfaisant des contes ou des esprits malins du Songe d’une nuit d’été que du philosophe de Rembrandt » est un formidable éveilleur poétique. Peu importe que l’universitaire soit remis en cause aujourd’hui, l’épistémologue est plus que respectable. Cet homme est un alchimiste. Il parcourt l’univers de la représentation imaginaire des éléments naturels : eau, nature et feu. Il nous invite à nous promener, à esquisser quelques pas de danse et à nous laisser emporter par sa prose poétique, par ces rêveries auxquelles il nous convie.

"Cette maison rêvée peut être un simple rêve de propriétaire, un concentré de tout ce qui est jugé commode, confortable, sain, solide, voire désirable aux autres. Elle doit satisfaire l'orgueil et la raison, termes inconciliables."    

L’ouvrage

Bachelard nous invite à explorer l’espace heureux, qui est pour moi aussi celui qui nourrit les visualisations de nos séances de relaxation, celui qu’on oppose aux malheurs du présent. Bachelard vise à déterminer la valeur humaine des espaces de possession, des espaces défendus contre des forces adverses avec les différences que comportent les nuances poétiques. L’espace saisi par l’imagination ne peut pas être celui du géomètre ni celui du banquier, il est vécu. Il est vécu non pas dans sa réalité mais avec toutes les partialités de l’imagination. Il concentre de l’être à l’intérieur des limites qui protègent. Bachelard commence par poser la poétique de la maison. La maison, ma maison celle que je rêve d’acheter avec celle que j’aime, une maison qui serait nôtre. Les questions abondent, remarque Bachelard. Comment des chambres secrètes, des chambres disparues se constituent-elles en demeure pour un passé inoubliable ? Où et quand le repos trouve-t-il des situations privilégiées ? Comment les refuges éphémères et les abris occasionnels reçoivent-ils parfois, de nos rêveries intimes, des valeurs qui n’ont aucune base objective ? L’image de la maison constitue, pour notre poète et savant, la topographie de notre être intime. En nous souvenant des maisons, des chambres nous apprenons à demeurer en nous-mêmes. Les images de maison marchent dans les deux sens : elles sont en nous autant que nous sommes en elles.

La maison est notre coin du monde. Elle est notre premier univers. Tout espace vraiment habité porte l’essence de la notion de maison. Bachelard nous montre comment l’imagination construit des « murs » avec des ombres impalpables, se réconforte avec des illusions de protection ou inversement tremble derrière des murs épais, doute des plus solides remparts. A partir de cette lecture, il est permis, de s’interroger sur une époque qui multiplie les protections, les alarmes. L’intimité est-elle tellement menacée ?

Bachelard détaille la maison de la cave au grenier en passant par les chambres, la bibliothèque, les coins et les recoins, les tiroirs, les portes et les armoires. La maison que nous construisons, celle que nous reconstruisons quand nous l'avons perdue, celle qu'on n'arrête jamais de construire. Notre maison plus qu'un paysage est un état d'âme. La maison signifie l'être intérieur : ses étages sa cave et son grenier symbolisent divers états d'âmes. La cave correspond à l'inconscient, le grenier à l'élévation spirituelle, le toit c'est la tête et l'esprit, le contrôle de la conscience, la cuisine symboliserait les transformations alchimiques ou les transformations psychiques c'est à dire un moment de l'évolution intérieure.

Si deux chapitres sont consacrés aux maisons des hommes, un chapitre raconte la maison des choses : les tiroirs, les coffres et les armoires qui portent en eux une sorte d’esthétique du caché. Bachelard abandonne, en apparence, le lieu des hommes pour découvrir avec nous les nids et les coquilles, refuge des vertébrés et des invertébrés qui supposent pour être habitables que nous nous fassions petits. Invitations à se blottir, à se tapir, à découvrir les coins. N’habite avec intensité que celui qui a su se blottir. De l’espace minuscule à l’espace majuscule, on continue à explorer les espaces internes, ces espaces avec lesquels la relaxation permet de renouer. Qui nous dira les rêveries des yeux clos, demi-clos ou grands ouverts ? « Ecoute bien pourtant. Non pas mes paroles, mais le tumulte qui s’élève de ton corps lorsque tu t’écoutes. » Deux chapitres pas moins importants achèvent l’ouvrage, l’un consacré à la dialectique du dehors et du dedans qui permet de faire reculer l’espace, qui le met dehors, tout dehors pour que l’être soit libre dans son intimité. Le dernier chapitre dessine une phénoménologie du rond qui dit la permanence de l’être, qui, à l’intérieur du rond, ne peut subir aucune dispersion.

Du côté de la pratique

Patricia ne tenait pas en place. Elle ne s'habitait pas. Quand elle était dedans, il  lui fallait être dehors, et quand elle était dehors elle n'aspirait qu'à  entrer. Elle envahissait de sa présence encolérée, fiévreuse, hurlante parfois de nombreux lieux d'accueil parisiens qui ne la toléraient qu'à grand peine. Elle venait à l'hôpital de jour et s'y comportait comme en tous lieux. Un jour, un frigo géant fut livré. William, l'ergothérapeute eut l'idée de garder le carton. Patricia décida de s'y terrer d'avoir un dehors dedans ou plutôt un dedans dehors. Elle arrivait à 9 heures et se réfugiait dans son coin. Elle n'en sortait qu'à la fermeture de l'hôpital de jour où elle ne faisait rien d'autre que de se nicher dans sa maison de carton. William y découpa une fenêtre. Il fut ainsi possible de communiquer avec elle. "Comment ça va Mme Placard ?" Des banalités rassurantes furent échangées chaque jour. Jusqu'au moment où Patricia n'eut plus besoin de son coin. 

Apport de cette lecture aux soignant(e)s

Peut-on être soignant sans avoir lu la poétique de l’espace ? La question vaut d’être posée. Lire la poétique pour s’initier à la rêverie. Confronté à des patients pour lesquels la notion d’intimité ne va pas de soi, dont le dedans est souvent dehors comme Patricia, le soignant suffisamment rêveur contient le monde. Chaque page, pour peu qu’on s’y arrête et qu’on se laisse emporter par le songe est une découverte. A la chambre d'isolement peut-on préférer l'aménagement de coin comme celui trouvé/créé par Patricia ? N'est-ce pas à une poétique du contenir que se livre Bachelard en maints passages du livre ? Lorsque nous allons au domicile d'un patient nous entrons dans son monde, un monde qu'il rêve autant qu'il l'habite. Soigner consiste alors à découvrir petit à petit ce rêve pour y percevoir les failles de l'habiter, les espaces sociopètes et les espaces sociofuges qu'il contient, les règles non-dites qui le  constituent, les frontières, les coins. Soyons des soignants rêveurs …

Dominique Friard

Notes :

1- BACHELARD (G), La poétique  de l'espace, Quadrige, PUF, Paris, 2004. 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 07/06/2020

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