Barbier D., La fabrique de l'homme pervers

La fabrique de l’homme pervers

Dominique Barbier

Barbier pervers ii

A un moment où le procès de Mazan dans le Vaucluse défraye la chronique, il apparaît opportun de s'interroger plus avant sur la perversion et sur le fonctionnement d'une société consumériste qui considère l'autre comme un objet voire un déchet et contribue à la fabrication de la perversion ordinaire.  


« Le pervers narcissique est donc un séducteur, du moins dans un premier temps. C’est aussi un éternel insatisfait, qui a besoin de haïr pour exister. Très destructeur, il vit dans l’amour de la haine, qui est un puissant moteur de son comportement. Il jalouse le bien être qu’il observe chez l’autre, et, s’il n’arrive pas à l’obtenir pour son compte, sa haine en exécute la destruction envieuse. Incapable d’aimer, le pervers détruit cyniquement toute relation et attaque les liens. Son comportement se caractérise par une rage envieuse, une convoitise haineuse et un rapt cynique de tout ce qu’a autrui en termes de joie de vivre, d’épanouissement et d’empathie. Quand il a bien ferré l’objet de sa convoitise, il l’humilie et l’avilit. Sournois, provoquant un mal maximal en ayant l’air de presque rien, il est capable de faire croire à l’autre qu’il est responsable de ses actes, alors qu’il les lui a dictés. » (pp. 22-23)

L’auteur

Né en 1951, Dominique Barbier, petit-fils de deux peintres orientalistes du XIXème siècle, est psychiatre et psychanalyste. Sa thèse « Essai sur le don quichottisme en psychiatrie » qu’il soutient en 1981 reçoit le prix des Confrontations psychiatriques. Elle est publiée sous le même titre en 1987 aux éditions Privat. Il est diplômé de médecine légale, de réparation juridique du dommage corporel, d’addictologie et de biologie humaine, spécialisé dans le trouble de stress post-traumatique.
Il exerce d’abord en tant que psychiatre des hôpitaux, où il s’est occupé de patients adultes puis en secteur infantojuvénile. Il y devient chef de service puis chef de pôle avant d’exercer en libéral. Il a exercé comme expert pénal près de la Cour d’appel de Nîmes de 1983 à 2012. Depuis 2000, il est président de l’Association Nationale de Recherche et d’Etudes en Psychiatrie (ANREP). 
De formation lacanienne, il a participé au groupe de réflexion SESAM concernant le texte freudien au regard des apports de jacques Lacan, mis en place à Lyon par Denis Vasse.
Nous nous sommes croisés sans nous rencontrer dans des comités de rédaction de revues de soins où il proposait ses textes et présentait les ouvrages qui sortaient. Nous avons fini par nous rencontrer à Montfavet où il était chef de pôle et continuons à nous croiser dans les rues d’Avignon, le temps d’un café chez Françoise. 

« Dès que l’acte pervers est commis, il y a pour la victime un traumatisme psychique, parce qu’un trop-plein d’excitation a fait irruption sans qu’elle y soit préparée et sans qu’elle puisse lui donner un sens. Et il n’y a pas de possibilité de faire des liens entre ce trop-plein et son sens relationnel ou affectif. C’est ainsi qu’on peut considérer le pervers comme un amateur de sensations fortes, pour lui comme pour sa proie. Or l’excitation permanente est la porte ouverte à la perversion ordinaire, autre façon de parler de « la bouche ouverte ».
Certes, la manipulation et le mensonge ne sont pas l’apanage unique du pervers, mais ce qui le caractérise, c’est l’indifférence (ou la jouissance) à la souffrance de l’autre dont il peut abuser. Le pervers fait de nous sa victime, sa culpabilité est inexistante, ce qui donne une impression de liberté et d’intelligence. Il n’a pas acquis le sens de l’altérité.
»
(p.60)

L’ouvrage

Le procès de Mazan (Vaucluse) défraye actuellement la chronique. Quarante-neuf hommes sont accusés d’avoir violé la même femme, Gisèle Pélicot, droguée à son insu par son mari, Dominique Pélicot, principal mis en cause. Le procès qui durera plus de trois mois suscite un fort impact médiatique. Il interroge sur les violences faites aux femmes, leur caractère systémique et la culture du viol. Il interroge également sur la perversion : 83 violeurs potentiels issus de tous milieux (parmi lesquels 54 ont été identifiés). La plupart de ces accusés sont sans pathologie psychiatrique avérée mais nourrissent un sentiment de « toute puissance » sur les corps féminins (ici endormi et inconscient). Treize accusés déclarent aux enquêteurs une consommation voire une addiction aux drogues (alcool, cannabis, cocaïne). Treize accusés, dont le mari, déclarent avoir été victimes de violences sexuelles pendant leur enfance dont deux d’inceste. Relèvent-ils (tous) de la perversion ?
S’il apparaît difficile de répondre à cette question de notre place de citoyen averti sans les avoir rencontrés, l’ouvrage de Dominique Barbier qui fut expert en criminologie nous fournit quelques outils pour penser le fait pervers dans ses dimensions individuelles, collectives, culturelles et sociales.
L’auteur part de l’hypothèse que la société contemporaine est une véritable « fabrique d’hommes pervers », pas nécessairement au sens de serial killer mais dans une acception plus ordinaire : celle où la relation à l’autre tend à devenir essentiellement utilitaire. L’autre n’est plus qu’un objet dans une stratégie d’épanouissement à sens unique ou de réparation d’un ego mal construit. Le pervers serait une sorte de vampire qui puise sa vitalité dans un autre créant chez sa victime un malaise durable et diffus. 
Tout en décrivant précisément l’homme pervers, Barbier différencie perversité et perversion. La première constitue un trait de caractère, la seconde une structure, c’est-à-dire un mécanisme constant de fonctionnement psychique. La personnalité de Dominique Pénicot, telle qu’elle apparaît dans les médias qui rendent compte du procès, semble bien correspondre à la structure perverse. Il s’insinue dans le fantasme de l’autre, dont il aurait une connaissance intuitive bien meilleure que l’intéressé. Il fait croire à l’autre, même en dehors des mots qu’il lui est indispensable et qu’enfin il y a quelqu’un qui le comprend, dans un fantasme de complétude totale. Il s’agit d’une effraction dans l’autre et d’un rapt d’identité, à l’insu de sa proie qui est aussi bien son épouse que les hommes appelés à la violer. 
Barbier commence par décrire le moteur pervers (la séduction, la haine et la destructivité, son absence d’empathie et son amoralité). Il enchaîne ensuite avec la méthode perverse dont il relève la désarmante sincérité, le double discours et le double comportement, l’entregent arrogant et cynique, le cousinage avec le paranoïaque et ce qui le distingue du psychotique. Il se demande ensuite comment on devient pervers. Tout se jouerait avant cinq ans. Il retrace son évolution. Il dessine le portrait-robot des victimes. 
Dans le deuxième chapitre, l’auteur décrit le déni et le clivage qui constituent deux armes essentielles pour le pervers. « Alors que le psychopathe est intolérant à la frustration, le pervers, lui, recherche la jouissance. » Et pour ce faire réduit l’autre à l’état d’objet, comme le fut Gisèle Pénicot, droguée, offerte et violée par son mari et tous ces hommes autorisés à jouir d’elle en laissant leur sens moral dans leurs chaussures.
Barbier montre combien il est difficile de se remettre de la rencontre avec un pervers. 
Dans le troisième chapitre, l’auteur s’interroge sur la qualité du maternage dont a pu bénéficier le futur pervers. Il en décrit le fonctionnement habituel sinon normal, quand tout se passe suffisamment bien. C’est l’occasion de revisiter le regard psychodynamique sur le développement psychoaffectif de l’enfant. Dans le quatrième chapitre, il s’intéresse au père et à la fonction paternelle : « la version du père empêche la perversion ». Dans le cinquième chapitre il décrit le socle de la conscience morale. 
Avec la sixième chapitre, il quitte la famille et les interactions de l’enfant au sein de la famille pour s’interroger sur le fonctionnement social : « Tuez les pères et vous ferez des pervers ».  La paternité flottante lui paraît être le stigmate d’un société perverses avancée qu’il caractérise également comme une société de la dévoration et de la déconstruction. La suprématie de l’objet a des conséquence : l’absence de valeur humaine ajoutée. 

« L’oralité dévorante qui s’est emparée de notre société évoque la rage de se remplir, la crainte du vide et l’urgence à incorporer un objet partiel devenu proie, un objet qui ne s’inscrira pas dans la durée. En d’autres termes, la métaphore paternelle n’a pas pu jouer, le sevrage est rendu impossible. C’est ce qui explique le refus de la frustration et le déni de la castration associé au rejet systématique du passé, de l’historicité et de la transmission. Seul le processus primaire et arbitraire du principe de plaisir est à l’œuvre. Le principe de réalité est dénié. L’incapacité à différer, la violence de l’intransigeance, la manipulation et l’usure constituent la clinique de la dévoration due à la jalousie. » (pp.169-170)

L’intérêt pour les soignants
   
Nous avons parfois vite fait d’affirmer que tel ou tel patient est pervers (notamment borderline) et d’adopter une conduite qui n’est guère soignante à son endroit. On rencontre peu les pervers en psychiatrie, dans le temps-plein hospitalier. Ceux-ci n’ayant aucune demande de soin fréquentent peu les CMP (sauf si obligation de soin). On les rencontrera davantage au sein des équipes soignantes, du côté de l’encadrement parfois ou des équipes de direction. Il n’y a là rien de spécifique au soin, ils fréquentent également les entreprises, les forces de police ou l’armée. La bureaucratie leur donne un pouvoir de nuisance exorbitant. La perversité ordinaire y pullule.
L’ouvrage de Barbier, outre qu’il nous offre quelques clés pour comprendre les comportements individuels et éviter de se faire vampiriser montre que le fonctionnement social contemporain est une véritable fabrique de pervers. 
Depuis 2013, de nombreux ouvrages ont été publiés sur cette question. De nombreux sociologues, anthropologues, politologues, psychologues ont précisé, affiné, décrit les mécanismes à l’œuvre. C’est un premier pas, une première lecture assez agréable avant d’aller vers des ouvrages plus complexes, par exemple l’ouvrage de Charles Melman et Jean-Pierre Lebrun « L’homme sans gravité, jouir à tout prix ».

Dominique Friard 
 

 

Date de dernière mise à jour : 19/11/2024

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