Buten H., "Quand j'avais cinq ans je m'ai tué"
« Quand j’avais cinq ans je m’ai tué »
Howard Buten
Un roman "écrit" par un enfant de 8 ans, hospitalisé dans un home d'enfants, fait se percuter l’univers de l’enfance et celui des soins. La pédopsychiatrie classique n’en sort pas grandie.
« Maintenant il va m’apprendre, j’ai pensé. Il va me donner une leçon dont je me souviendrai. Il va me faire voir qui commande ici. Il va le faire pour mon bien et un jour je le remercierai. Et ça va lui faire plus mal qu’à moi.
Mais non, il m’a seulement regardé. Et puis il a dit très très doucement :
-Tu veux la ceinture de contention ?
Je le regardais. Il me regardait. On s’est regardé.
-Oui.
Je ne savais pas ce que c’était. Je l’ai regardé. Il a ouvert un tiroir de son bureau et il a pris une ceinture. Il m’a assis dans le fauteuil, il a mis la ceinture autour de moi et les boucles dans ma main. » (pp. 16-17)
L’auteur
J’aime beaucoup Howard Buten. Il y a près de trente ans, nous l’avions invité à participer à une séance de notre groupe Lecture(s) pour évoquer « Quand j’avais cinq ans, je m’ai tué » que nous avions lu collectivement pendant quatre séances. Je le revois encore, tout habillé de noir, à la porte de l’hôpital de jour puis dans la salle de lecture. Je revois le cercle des patients, leurs petits papiers blancs, avec les questions qu’ils avaient préparées. Je me souviens de Patricia littéralement fascinée par l’écrivain. Il faut dire que le personnage de Gil lui parlait de tellement près. Elle mitraillait Buten de questions et lui, tranquille, répondait avec bienveillance et attention à chacun. Cette rencontre a été un des grands moments du groupe Lecture(s).
Howard Buten, né en 1950 à Detroit, est docteur en psychologie clinique et fondateur, en 1996, d’un centre pour jeunes autistes à Saint-Denis, « Le Centre Adam Shelton » (un I.M.E). Il intervient comme bénévole à l’hôpital de jour d’Antony et reste le parrain principal du Papotin.
Il a d’abord rencontré le succès grâce à ses romans - dont le plus célèbre est Quand j’avais 5 ans, je m’ai tué (1981).
Véritable clown professionnel, Buten a commencé par suivre l’enseignement d’une école de clown en Floride avant d’éprouver son art dans plusieurs cirques ambulants. Il a été quelque temps clown pour la télévision puis il a importé son numéro sur les scènes du music-hall et du théâtre. Howard Buten a ainsi créé son propre personnage de clown multi-instrumentiste, Buffo. En 1998, Buffo reçoit le Molière du meilleur one man show. Le DVD Tout Buffo reflète cette activité. Vidéos Bing
Il a cessé en 2012 de se rendre à la clinique spécialisée pour jeunes autistes où il travaillait.
« Et il a traversé le vestibule dans une pièce spéciale qui est là et qu’on appelle Salle de Thérapie Ludique où on emmène les enfants pour que les docteurs les regardent jouer avec tous les trucs qui sont là et écrivent des choses sur leur carnet. Moi j’étais jamais allé dedans. J’ai suivi Rudyard.
Il avait laissé la porte ouverte alors je suis entré. Il était assis sur une chaise au milieu de la pièce et tout autour de lui il y avait des choses pour jouer sauf qu’elles avaient pas l’air tout à fait normal. Il y avait une grosse maison de poupée avec des gens en bois à l’intérieur, il y avait une manman, un papa et même un petit chien. » (p.115)
L’ouvrage
Il arrive que l’on se rappelle la première fois où l’on a lu un livre et puis parfois (plus rarement) des occasions où on l’a relu. Je me souviens l’avoir repéré dans la bibliothèque de Françoise qui allait devenir mon épouse. Elle me l’avait chaudement recommandé. « Toi qui apprécies Bettelheim, tu devrais le lire. La Résidence Home d’Enfant Les Pâquerettes c’est pas l’Ecole Orthogénique, loin s’en faut. » Je l’avais dévoré et nous en avions longuement discuté en établissant des ponts entre l’histoire de Gil et notre quotidien de soignants. Nous connaissions aussi quelques docteurs Nevele.
Je l’ai ensuite relu quelques années plus tard à l’invitation de Marie-Claude, une collègue assistante sociale, qui coanimait, avec François le psychomotricien et moi, le groupe Lecture que nous avions créé au sein de l’hôpital de jour où nous travaillions tous les trois. Elle connaissait Howard Buten, son auteur, et s’était dit que ça pourrait être riche pour le groupe de rencontrer un écrivain en chair et en os et de lui poser des questions sur un de ses livres que nous aurions lu collectivement. Nous avions donc proposé aux lecteurs patients de consacrer quatre séances à la lecture à haute voix de l’ouvrage, de préparer des questions et de recevoir son auteur qui s’était rendu disponible pour l’occasion. Je reprends les notes de l’ouvrage que j’ai consacré au groupe Lecture :
« Éric a 22 ans, atteint par la limite d'âge, il est arrivé directement de l'Intersecteur de psychiatrie infantojuvénile. Son dossier indique le diagnostic de psychose infantile.
Il est tellement rivé à sa mère qu'il lui a fallu près de deux ans pour investir l'hôpital de jour. Il a commencé par y passer, après son entretien au CMP, et puis, il est venu cinq minutes, le temps de dire bonjour à un patient qu'il avait connu au CHS, et c'est extrêmement progressivement qu'il a réussi à supporter de rester à un entretien d'admission.
Au début, il n'était même pas question qu'il participe à une activité, on se contentait qu'il soit là, qu'il reste sans se sauver parce que quelqu'un lui avait dit bonjour, lui avait proposé d'enlever son anorak vert.
Il a commencé à investir certains soignants, notamment l'ergothérapeute. Il ne devait être présent que le matin, il est resté un après-midi, après le repas, et sans qu'on sache pourquoi il est venu au groupe Lecture(s) à la fin de la séance.
Ce jour-là, nous lisions la mythologie grecque, le mythe de Thésée.
Il est resté, là, silencieux, a demandé le titre du livre, quel était le rôle des différents soignants. Il a ensuite demandé à Marie-Claude si elle connaissait sa mère. Il a ensuite donné les signes astrologiques de ses parents, en précisant qu'il n'aimait pas les sagittaires, c'est le signe de son père. C'était tout pour cette séance. C'était déjà beaucoup. Tout cela énoncé sur un ton quasi-agressif, avec une tonalité explosive, mi-bégaiement, mi-crépitement de kalachnikov.
Il est revenu 15 jours plus tard, on lisait « Le monde selon Garp ».
Il est là, il ne lit pas, car il ne sait pas lire. Il est là, sa respiration est apaisée, relaxée. Ses yeux sont actifs, ils volent vers celui qui lit. Lorsque je parle, je sens son regard brûlant, il est là bouche ouverte, yeux écarquillés, souffle retenu, il est suspendu à mes lèvres. C'est la même intensité de regard que celui d'un nourrisson auquel on donne le biberon.
La séance s'achève, il n'arrive pas à quitter la salle.
Il revient aux séances suivantes, toujours silencieux, toujours béat jusqu'à son départ en vacances.
Sa présence est liée à la qualité de relation établie avec les soignants, c'est ainsi qu'il aura tendance à venir au groupe Lecture(s) quand William, l'ergothérapeute est absent, et tendance à le fuir lorsqu'il me vivra comme un mauvais objet.
Il va revenir de loin en loin jusqu'au moment où nous lirons « Quand j'avais cinq ans, je m'ai tué », lecture qui s'étalera sur quatre séances auxquelles il participera régulièrement.
C'est là, autour de cette lecture qu'il va prendre la décision de travailler l’apprentissage de la lecture et de l’écriture avec Catherine, l'éducatrice du dispensaire. Ce qui est important c'est qu’Éric a pu supporter d'être un temps "régulier" dans un groupe, d'y participer, lui qui ne supporte que la relation duelle. C'est qu'il ait pu décider d'apprendre à lire et à écrire.
Mais ça n'est pas tout : « Le monde selon Garp », « Quand j'avais cinq ans je m'ai tué » ne sont pas des œuvres banales.
Si par l'histoire de ce Garp, enfant sans père, réduit à sa plus simple expression de géniteur, être sans prénom, dont la parole se résume à « Garp », puis à une unique lettre quelque chose a résonné chez Éric, nous n'en savons rien. Nous, soignants, qui connaissons l'histoire d’Éric pouvons faire des liens entre les deux histoires.
L'histoire du petit garçon de « Quand j'avais cinq ans je m'ai tué » est peut-être plus parlante. Éric a connu ces home d'enfants, il a connu les psychiatres, les consultations, il a souvent éclaté et tout cassé dans leurs bureaux.
Pendant la séance son visage est complètement éclairé. Il mange moins les paroles que pendant les autres séances, sauf lorsque je lis le passage de la piscine, un passage d'une très grande intensité que le groupe me demande de lire. Il dit : « La violence çà peut vouloir dire qu'on a peur. » Il établit une certaine complicité avec moi, en faisant à la fois référence au personnage du livre, le petit garçon, et à lui, Éric, qui boude chaque fois qu'on lui dit non. Un « jeu » s'installe : « Est-ce que je boude ? » C'est la première fois qu'il prend une certaine distance avec ses réactions agressives. Il n'a pas peur. « Quand ça parle on a moins peur. »
Nous sommes bien là, avec ce petit bout du parcours d’Éric dans le circuit de la satisfaction orale qu'évoque Roland Chemama.
Tout se passe avec Éric comme s'il cherchait à boire mes paroles, comme s'il cherchait à m'incorporer. Il me mange des yeux.
Que retient-il de l'histoire ?
La satisfaction ?
Des bribes, comme ce que l'enfant retient du conte ?
De toute façon on ne lui demande pas d'en parler, nous souhaitons simplement que çà fasse son chemin en lui. Son jeu autour de « Je boude », « Je boude pas », nous semble indiquer que quelque chose a évolué. Et quand ça parle on a moins peur.
Il reste qu'il faudrait que la lecture reprenne, « Encore ! » dit Éric, la seule façon de retrouver la satisfaction, çà peut être de lire à son tour. » (2)
Revenons à l’ouvrage lui-même.
C’est Gil qui raconte ce qui lui est arrivé.
Gil n’a que huit ans quand il arrive à la Résidence Home d’Enfants les Pâquerettes. Il y est à cause de ce qu’il a fait à Jessica. Qu’a-t-il fait ? Nous ne le saurons qu’en toute fin de roman. Quand il avait cinq ans il a « tordu le doigt avec lequel faut pas montrer » et l’a appuyé contre sa tête. Et puis il a fait « poum » avec son pouce et il s’ai tué. Son papa lui avait dit que « tous les jours il y a des gens qui deviennent morts et que personne sait pourquoi. C’est comme ça, c’est les règles. »
Buten, via Gil, nous fait pénétrer dans le monde de l’enfance, dans sa langue et dans sa logique. Il nous décrit de l’intérieur le fonctionnement de ces internats où l’on range les enfants perdus.
Gil, donc, va être « soigné » par le Dr Nevele, mais lisons ses notes : « les accès de rage incontrôlable constituent le problème le plus grave et le plus urgent du patient. Il s’agit d’une véritable anomalie du comportement, socialement inadéquate et frisant la psychopathie. Le patient constitue une menace pour son entourage et doit, pour cette raison, faire l’objet d’une surveillance constante (c’est-à-dire qu’il convient comme mesure conservatoire minimale de le maintenir confiné momentanément entre les murs de notre institution), bénéficier de très peu de faveurs et ne jamais se voir offrir l’occasion d’exercer sa violence. Ce comportement ne sera en aucun cas toléré ici. » Le Dr. Nevele n’est pas très empathique. Il cherche à établir une communication verbale directe avec Gil mais ne l’écoute pas.
Rudyard Walton, thérapeute dans la même institution mais affecté au pavillon des enfants autistes, réussit, lui, à établir une relation avec Gil. Selon les notes de Nevele, Rudyard établirait avec Gil une relation du type « guérisseur malade ». Il entre avec chaque malade dans une relation bilatérale et « prend sur lui » en assimilant les symptômes de ses patients, créant ainsi une relation d’empathie avec eux. Pour Rudyard, Gil n’a rien à faire dans cette institution. Nevele affirme, quant à lui, que l’enfant présente de véritables troubles du comportement et notamment des symptômes schizoïdes à tendance nettement paranoïaque, avec complexe de persécution et présence hallucinatoire d’assassins dans son cabinet.
Gil, qui ne parle pas au Dr Nevele, écrit son histoire sur les murs de la salle de repos. Son discours s’oppose ainsi, pour le lecteur, aux notes de son médecin. Il y raconte sa vie de petit garçon et l’historique de sa relation avec son amie Jessica. Il y explique ses passages à l’acte, sa peur de l’eau et ce qu’il fait pour se faire priver de piscine. Il va finir par y aller en compagnie de Rudyard. Gil et Buten, nous y décrivent une merveille de soin relationnel. On y voit Rudyard prendre à son compte la peur de l’eau de Gil, l’envelopper littéralement par sa présence, tout en lui demandant son aide. Gil apprend à nager, ce qui vaudra à Rudyard d’être renvoyé à la demande du Dr Nevele. « Et il a marché à côté de moi tout le temps, tout le long de la piscine, avec une main sous moi presque à me toucher, et il a pas laissé personne s’approcher de moi ou me faire du mal ou me faire peur tout le long de la piscine. »
Un film a été tourné à partir du roman. Il lui est très fidèle mais cinématographiquement ce n’est pas une réussite. Vidéos Bing
« Et puis un ballon m’est tombé sur la tête et ma tête est allée sous l’eau et je pouvais plus respirer et tout était devenu noir. J’ai essayé de respirer et j’ai pu ! Pasque Rudyard tout de suite tout de suite y m’avait complètement sorti de l’eau et perché sur son épaule, et il me tenait là, tout en haut pour que je puisse respirer.
Il était hors de lui. Il disait des gros mots au petit qui m’avait lancé le ballon. Et puis il m’a serré contre sa poitrine et y m’a dit :
- Allez, on sort maintenant.
- Non, j’ai dit.
- Non ?
- J’y arrive Rudyard. Je nageais, mon vieux ! Je sais nager, tu te rends compte, mon vieux ? Je sais nager ! » (p.121)
L’intérêt pour les soignants
Les romans sont rarement une source d’inspiration pour les soignants qui, notamment aujourd’hui, préfèrent des données probantes, des preuves qui leur disent ce qu’ils doivent faire sans y penser plus que ça. Les données probantes d’aujourd’hui sont souvent les hérésies de demain. L’histoire des pratiques de soin le démontre amplement.
Les romans c’est autre chose, ils n’obligent à rien. Ils racontent une histoire avec des personnages par essence singuliers. Ils indiquent des directions, un chemin. Ils nous livrent davantage de questions que de réponses.
Ce roman en dit davantage sur le soin que de nombreux ouvrages théoriques. Il nous rappelle que chaque histoire, que chaque patient est singulier. Il ne sert à rien de chercher des symptômes qu’on finit toujours par trouver, il s’agit d’observer et surtout d’écouter pour apprendre de chacun. Il s’agit aussi de s’impliquer. Les histoires de vie de nos patients sont beaucoup plus vastes, beaucoup plus vivantes que la plus sophistiquée de nos anamnèses.
Ce roman, publié en 1981, annonce les errements actuels sur les troubles des conduites, l’hyperactivité de l’enfant et autres niaiseries. Les Dr Nevele ont pris le pouvoir et ça fait froid dans le dos.
Dominique Friard
Notes :
1- BUTEN H., Quand j’avais cinq ans je m’ai tué, trad. Jean-Pierre Carasso, Points Seuil, Paris, 1981.
2- FRIARD D., Une approche thérapeutique de la psychose. Le groupe de lecture, Editions Hospitalières, Paris, 1997.
Date de dernière mise à jour : 28/12/2024
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