Chavaroche P., Que sont devenus les savoirs professionnels en médico-social ?
Que sont devenus les savoirs professionnels en médico-social ?
Philippe Chavaroche
Savoirs d'école et d'expérience sont aujourd'hui disqualifiées au profit de procédures validées par un management soucieux d'efficacité et de moins en moins sensible aux relations humaines. Comment garder confiance dans ses compétences et tenir et se tenir auprès de personnes trop en difficulté pour se tenir elles-mêmes ?
« « Que pourrait-on en penser ? » Telle est la question que pose toute situation clinique pour nous guider vers la compréhension de ses arcanes, et pour cela on a besoin de théories, multiples et ouvertes, afin de construire une pensée, que l’on appellera une hypothèse, qui précédera et organisera une action, objet à son tour de la même question, et cela dans un mouvement continu.
Mais, insiste Philippe Gabbaï, « il faut surtout théoriser, oui théoriser c’est indispensable. Non par des théories plaquées et figées, forçant les faits, mais des théories que l’on bricole ; que l’on se plaît à manipuler parce que tout à coup elles éclairent des faits bruts, incompréhensibles et opaques, parce qu’elles les rendent lisibles, sensés, explicables et transmissibles à autrui, une théorie qui fonde la clinique, une théorie qui résonne affectivement en nous parce qu’elle nous donne le plaisir de comprendre, une théorie qui guide et éclaire nos actions diverses, leur donne direction, sens et efficacité. » (pp 40-41)
L’auteur
J’ai rencontré Philippe Chavaroche, né en 1951, il y a quelques années, lors d’un colloque organisé à Monbazillac, le même jour que Jacques Hochmann. Il y a des journées bénies. Nous nous sommes trouvés bien des points communs même s’il travaillait dans le médico-social et moi en psychiatrie. Il venait de publier « Travailler en MAS », déjà chez érès, une maison d’édition très accueillante. Nous ne nous sommes pas recroisés depuis mais ce commun persiste ainsi qu’en témoignent nos articles et nos ouvrages respectifs, dont celui-ci.
Il a été responsable d’équipe dans les services accueillants des adultes lourdement handicapés à la fondation John-Bost à la Force en Dordogne. Docteur en Sciences de l’éducation, il est doté d’une solide expérience de formateur et directeur-adjoint dans un établissement de formation au travail sanitaire et social (aide-soignant, auxiliaire de vie sociale, aide médico-psychologique, moniteur-éducateur, éducateur spécialisé -CAFERUIS-). Il anime des supervisions de thérapies à médiation corporelle.
« L’expression « ça marche » est sujette à caution car elle risque de dévaloriser toute approche qui serait plus expérimentale, et donc beaucoup plus incertaine quant à ses résultats. C’est le cas lorsque, par exemple, dans une réunion d’analyse des pratiques, nous proposons une telle approche pour le problème d’un usager à l’égard duquel justement les savoirs pratiques sont inopérants, soutenue par une théorisation et pouvant indiquer une piste d’action. Il est fréquent que lors de la répondu que « ça ne marche pas », sous-entendu : cela n’a pas modifié voire supprimé le comportement qui posait problème. On mesure combien les professionnels, pris dans leurs savoirs pratiques dont ils font quotidiennement le constat de leur efficacité, attendent la même efficacité des indications qui peuvent leur être suggérées. La distorsion entre ces savoirs pratiques, surtout mis en œuvre dans l’ordinaire de l’accompagnement, et les savoirs théoriques convoqués dans les situations cliniques critiques est ici patente : l’erreur inhérente à toute démarche expérimentale est interprétée comme un échec alors qu’elle a une valeur épistémologique. La confusion entre l’opposition « réussite/échec » des savoirs pratiques avec la dialectique « essai/erreur » de toute démarche scientifique vient souvent délimiter et différencier ces modes opératoires tout en les maintenant en lien pour que ces deux types de savoirs n’entrent pas en concurrence ou ne se disqualifient mutuellement. » (pp.57-58)
L’ouvrage
Philippe Chavaroche partage le constat que je faisais en 2022, dans un des chapitres de l’ouvrage « Les infirmiers psychiatriques au cœur du soin » publié chez Seli Arslan : « Aujourd’hui c’est comme si on ne savait plus rien faire ! » expliquait une AMP ayant plusieurs décennies d’expérience dans une MAS (Maison d’Accueil Spécialisé). Elle témoignait du fait que touts les mesures d’accompagnement des résidents étaient désormais décidés par l’encadrement et organisés dans des « protocoles », ôtant toute initiative aux professionnels de proximité. Et elle ajoutait : « On a intérêt à appliquer les protocoles sinon on risque de se faire virer ! » Cette séquence recueillie dans une séance d’analyse des pratiques professionnelles nous a interpellé : de quels savoirs, dont elle disait être privée, parlait-elle ? » C’est à cette question et à celles qui en découlent (Quels sont les savoirs à l’œuvre, aujourd’hui, dans un établissement médico-social, comment agissent-ils, interagissent-ils ?) que ce petit ouvrage est consacré.
Le premier constat que l’on peut faire est qu’il est, aujourd’hui, beaucoup plus simple qu’en 1992 de détruire certains de ces savoirs. Il n’est plus nécessaire de supprimer une profession, son programme de formation. Pas besoin d’affronter des grèves et des manifestations. Tout cela se fait en silence, d’une manière feutrée.
Le deuxième constat que l’on peut dresser est que médico-social et sanitaire sont confrontés aux mêmes attaques. Les mêmes recettes, pour les mêmes objectifs, sont utilisées. Les uns et les autres, plutôt que de s’opposer les uns aux autres gagneraient tout à s’unir.
Là où je m’intéressais à la dimension perdue du rôle psychothérapique de l’infirmier psychiatrique et en retraçais l’histoire, Chavaroche se retrousse les manches et rentre au cœur du problème : quels sont les différents types de savoir en médico-social et comment sont-ils mis en œuvre aujourd’hui ? Quelles relations unissent ces savoirs et la clinique ? Comment impactent-ils l’identité professionnelle ?
Il s’appuie sur les travaux des anthropologues G. Delbos et P. Jorion qui identifient quatre principaux types de savoirs : les savoirs théoriques ou scientifiques, les savoirs d’école ou propositionnels, les savoirs pratiques ou d’expériences et enfin les savoirs procéduraux.
Les savoirs théoriques et scientifiques laissent aujourd’hui les professionnels soit dans l’expectative d’en comprendre les modalités souvent complexes soit dans un vide théorique qui ne les soutient en aucune façon. « On est passé d’une théorie du sujet, pris dans une globalité somato-psychique et inscrit dans une histoire singulière, à une théorie seulement référée à son fonctionnement cérébral et comportemental, évacuant par là même le sujet. » Les équipes se saisissent parfois de ces diagnostics répétés et souvent ânonnés comme une vérité intangible puisqu’émise par cette autorité scientifique qu’est un centre de ressources autisme (CRA), sans que cet appui théorique constitue réellement une source de compréhension de la clinique, toujours singulière et souvent hétérogène par rapport à la « pureté » du syndrome de TSA. « C’est normal qu’il fasse ça puisqu’il est TSA » Et ça ne dépasse pas ce constat.
Les savoirs d’école ou propositionnels résument le savoir sous forme de propositions non logiquement connectées et qui se contentent d’énoncer des contenus édulcorés plus proches du sens commun que le savoir scientifique. Ce savoir doit être mémorisable et mémorisé pour se soumettre à l’évaluation. « On n’enseigne que ce qui peut être évalué, ce qui rend sans doute les travaux interdisciplinaires si difficiles à installer. » Ces savoirs sont vite oubliés sitôt mécaniquement restitués. La formation continue privilégie le même type de savoir. La certification Qualiopi impose que ces savoirs doivent être évalués préalablement qui a le plus souvent la forme d’un QCM et réévalué en fin de formation afin de vérifier qu’il y a bien eu des acquis. « On mesure aisément le caractère artificiel de ces contrôles de connaissances, qui plaquent des modèles « scolaires » sur un dispositif de formation qui, justement, devrait s’en distinguer par un accès différent aux savoirs. Des formations plutôt orientées vers une articulation entre un travail clinique et des repérages théoriques se sont ainsi vu refuser l’agrément au titre de la formation permanente, car ne pouvant faire la preuve d’apports de savoirs quantifiables, mesurables et utilisables immédiatement « plaquables » pourrait-on dire dans la pratique. »
Ls savoirs pratiques et d’expérience sont les plus complexes à expliciter car ils échappent pour l’essentiel à toute tentative de formalisation. Il s’agit de s’adapter sans trop se poser de questions comme on le dit dans ces situations où l’action précède le réflexion. Nous les décrivons par l’expression lacanienne « savoir y faire avec la folie ». Ils relèvent de l’intuition clinique.
Le savoir procédural peut être abstrait de l’observation d’une pratique, il s’agit du savoir que l’on trouve sous forme écrite dans les « manuels ». Le « manuel » ou guide ou mode d’emploi décompose une action complexe en une série d’items à réaliser dans un ordre précis pour finaliser une opération. « Dans le médico-social, on a vu émerger et se généraliser les référentiels (ou recommandations) de bonnes pratiques professionnelles (RBPP), sous l’égide dans un premier temps de l’Agence nationale d’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM), censés servir de guides pour telle ou telle problématique rencontrées dans l’accompagnement des usagers. […] Leur objectif est clairement annoncé : « développer les organisations, les actions et les postures permettant de proposer l’accompagnement le mieux adapté dans des circonstances données ». On mesure qu’avec les termes « méthodiquement », « organisations », « actions », « postures », il s’agit bien, face aux « circonstances données », de proposer (ou d’imposer ?) une façon de faire, validée par une instance se déclarant comme « autorisée », et non une démarche de pensée. » Le nombre inflationniste des RBPP (88) implique que toute situation posant problème à sa procédure écrite, comme si la capacité des professionnels à se saisir de ses situations, à les penser, les comprendre et y répondre était disqualifiée. L’autonomie professionnelle, les savoirs pratiques et d’expérience c’est-à-dire la possibilité d’élaborer au sein d’équipes interdisciplinaires, à partir des savoirs théoriques et pratiques, des réponses singulières et inédites à chaque situation, n’est plus recevable. Et les problèmes s’aggravent et les professionnels qui ne trouvent plus de sens à appliquer bêtement des protocoles partent.
« Nombre de professionnels dénoncent un manque de reconnaissance dans leur travail, et l’on comprend qu’il s’agit pour eux d’être reconnus symboliquement, notamment dans leur capacité à parler et à penser la complexité de leur travail, par cet « Autre » qu’est l’institution, et non dans ce miroir de professionnel idéal, totalement imaginaire, qu’on leur tend. On mesure combien la fragilité identitaire inhérente à ce travail est mise encore plus à mal par cette idéologie totalitaire d’une perfection qui, ne trouvant pas d’issue, se retourne en son contraire : puisque vous ne pouvez pas être parfaitement bon, alors vous êtes fondamentalement mauvais ! » (p. 143)
L’intérêt pour les soignants
Combien de temps les professionnels supporteront-ils cette aliénation sans réellement réagir ? L’ouvrage de Philippe Chavaroche décrit les mécanismes à l’œuvre. Il montre comment les savoirs sont attaqués, comment la possibilité de penser et de parler, l’expérience acquise auprès des usagers est remise en cause. Le processus est décrit, comment le combattre ? C’est sur cette question que s’achève l’ouvrage. « Néanmoins, malgré les disqualifications, il faut peut-être garder la confiance en ses savoirs qui, s’ils ne sont pas « bruyants » comme peuvent l’être ceux qui s’énoncent comme des vérités, restent un ancrage solide pour « tenir » et « se tenir » auprès de ces personnes qui sont en difficulté pour se tenir elles-mêmes. « Le trait essentiel du savoir réel est sa modestie », ajoute Olivier Abel. »
Dominique Friard
Date de dernière mise à jour : 01/11/2024
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