Cialdella P., Une galerie de portraits à l'asile du Rhône
Une galerie de portraits à l’asile du Rhône (1903-1914)
Philippe Cialdella, Hippolyte Laurent
Une véritable chasse au trésor, une enquête minutieuse à partir de plaques de verre photographiques retrouvées dans une valise oubliée. Le photographe amateur était Hippolyte Laurent, infirmier, puis chef de quartier au début du XXème siècle dans un établissement qui ne s’appelait pas encore Le Vinatier. A la recherche de nos ancêtres pas tout à fait infirmiers mais plus gardiens.
« Le personnel infirmier était astreint au service continu, c’est-à-dire à une présence dans leur division jour et nuit, avec seulement deux jours de sortie par mois et trois heures en soirée par semaine, jusqu’en 1907. Il.elles.s logeaient donc sur place, dans leurs services, sans possibilité de vie de couple, avec obligation de célibat, une minorité étant veuve ou divorcée. »
J’ai rencontré le psychiatre Philippe Cialdella à L’isle-Sur-La-Sorgue, un jour de marché. Nous nous étions donné rendez-vous, un peu à l’écart de la foule du mois de mai. Il avait à la main un livre qui pesait son poids, un poids de recherche, de découvertes, d’enquête menée pas à pas sur une partie peu connue de l’histoire des infirmiers psychiatriques.
La ville de Lyon est décidément bien riche en psychiatres de qualité. Nous avons présenté, ici, des ouvrages de Jacques Hochmann et d’Emmanuel Venet. Nous avons également évoqué la figure de Jean-Pierre Vignat. Cialdella est aujourd’hui psychiatre libéral à Lyon après avoir travaillé jusqu’en 1995 au Vinatier. Passionné d’histoire et de photographie, il allie dans cet ouvrage ses deux passions.
« Les infirmiers avaient été durement touchés par la guerre. Le parcours d’Hippolyte montre que, même s’il n’avait pas été exposé aux fronts les plus durs, il avait affronté des missions pénibles dans des conditions difficiles pendant au moins trois ans. Que dire alors de ses plus jeunes collègues, exposés aux fronts les plus meurtriers ? Au retour de la première guerre mondiale, l’asile eut à cœur de reprendre ses infirmiers, dont beaucoup souffraient de séquelles physiques et/ou psychiques. Le moral, l’entrain de ces infirmiers et celui de leurs collègues femmes qui avaient perdu un fiancé, un frère, un conjoint, ou l’avaient diminué par une blessure, avaient été durablement affectés, comme c’était partout le cas en France. Le brevet et les cours de formation avaient été supprimés durant la guerre. »
L’aventure commence par la découverte d’une photo en noir et blanc, une photographie collée sur carton, évidemment non datée. Une photo comme nous pouvons en trouver dans nos archives familiales. La photo d’une inconnue que nous ne pouvons relier à personne. Ceux qui pourraient nous éclairer sont morts. Le cliché est extrait d’une boîte de vieilles images, trouvée chez Marinette Laurent, la belle-mère de l’auteur, récemment décédée. La plupart d’entre nous ne vont pas plus loin. On essaie vaguement d’en savoir plus auprès des plus anciens de la famille. Faute de réponse, on referme la boîte et on la range dans un grenier où elle pourra continuer à dormir jusqu’à ce qu’un de nos enfants la redécouvre quand nous aurons nous-mêmes disparu. Ce n’est pas la démarche de l’auteur. Il cherche, s’acharne, va fouiller dans différentes archives officielles, croise les données, s’acharne, mène l’enquête. L’ouvrage suit sa démarche. Nous sommes dans sa tête, nous suivons ses hypothèses, les fausses pistes.
A un siècle de distance, une jeune femme [nous] regarde. Elle se tient debout, appuyée sur une chaise empaillée, devant un mur austère dont l’enduit légèrement abîmé surplombe un appareil de pierres de taille. Sa tenue évoque une religieuse, une infirmière, une domestique, une gardienne de prison ou une cantinière militaire. Une infirmière de la Grande Guerre ou une sœur hospitalière ? Elle porte un trousseau de clés suspendu à la ceinture de son tablier blanc. Les clés renvoient au milieu carcéral. Ce trousseau de clés attire l’attention de l’auteur. Nous sommes au tout du début de l’ouvrage et nous comprenons déjà qu’il est essentiel de bien regarder, de scruter même, de prendre une loupe pour chercher les détails. Il s’agit de faire parler les images. La jeune inconnue porte une fleur à la boutonnière de sa cape courte et tient à la main gauche un bouquet de branchage fleuri. Son calot, son tablier et le petit plastron blancs rappellent malgré tout plus l’infirmière que la gardienne de prison. Une des clés, et le psychiatre qui a travaillé au Vinatier s’en souvient, ressemble à ces carrés dont on se servait à l’asile pour ouvrir des fenêtres sans poignée.
L’auteur se trouve confronté à un fond iconographique riche de 423 plaques dont 270 s’avèreront prises à l’asile de Bron, toutes datées de la période 1903-1914. Les photos ont été prises par Hippolyte Laurent, le grand-père de son épouse, infirmier puis chef de quartier au début du XXème siècle. Ce sont essentiellement des portraits et images de groupes d’infirmier des deux sexes, d’employés et de patients. Les scènes de travail ou de loisirs, souvent représentés avec facétie, sont liées au fonctionnement de l’asile ou à des évènements familiaux (fiançailles, mariages, enterrement). Nous avons du mal à imaginer, aujourd’hui, que ces scènes privées sinon intimes aient été prises sur le lieu de travail, certes pas dans les pavillons eux-mêmes mais dans les cours, devant les portes, sous les voutes. Il faut se souvenir qu’infirmières et infirmiers résidaient dans les pavillons où ils travaillaient, dans le cadre du service continu (24h/24). La séparation public/privé ne peut se penser, ni se vivre de la même façon. La vie est assez communautaire y compris avec les patients, ce dont témoignent certaines photos.
L’auteur, au fond, nous invite à une partie de « Qui-est-ce ? ». Par déduction, il s’agit de deviner l’identité des personnages en se posant des questions pertinentes et en éliminant progressivement, au fur et à mesure de l’avancée du jeu. Mais comment deviner si l’identification des soignants et des soignés est rendu difficile par des vêtures parfois proches. Dans ces années 1900-1910, les patients (en tout cas ceux que l’on voit pris en photo dans les groupes) paraissent mieux habillés qu’ils le seront après la guerre 14-18. Nous ne savons pas vraiment qu’elle était la finalité de ces photos mais sur certaines les infirmiers s’échangent des uniformes, des couvre-chefs, des vélos. Lorsqu’ils accompagnent des patients aux travaux des champs, les vêtements de travail des uns et des autres ne se différencient guère. Qui est qui ? Pas facile. L’auteur multiplie les sources pour identifier les soignants, reconnaître petit à petit les infirmiers et infirmières. Il exploite le recensement de 1906 qui contient de nombreuses données telles que la date, le lieu de naissance, la profession et l’employeur. Il retrouve aux Archives départementales les dossiers du personnel beaucoup plus précis qui donnent un aperçu rapide des différentes étapes de la carrière de chaque employé. Il parvient ainsi à identifier de nombreux soignants. Il y a quelque chose d’émouvant à voir ces visages et ces corps (de nos ancêtres soignants) traverser l’histoire et retrouver une identité.
S’il ne s’agissait que de cela, ce serait intéressant mais guère palpitant. Dans cette volonté de donner un nom à chaque visage, Philippe Cialdella croise une époque peu connue de l’histoire de la psychiatrie. Et si l’histoire de la psychiatrie du début du XXème siècle est peu décrite, celle des premiers infirmiers d’asile est carrément un grand trou noir. En dehors des travaux de Marcel Jaeger, il n’y a quasiment rien, ces infirmiers d’asile étant les grands oubliés de l’histoire infirmière. Ils étaient décrits comme des semi-illettrés. Des photos montrent la présence d’écrits entre leurs mains (cahier de rapport), une montre même Hippolyte Laurent, écrivant à proximité de deux manuels de médecine et de psychiatrie, comme s’il pouvait les consulter en cas de doute. Ils lisent le journal, Cialdella retrouve même le nom du journal, le numéro et sa première page. Les courriers contenus dans les dossiers montrent des sujets capables d’écrire sans massacrer l’orthographe ni la langue (même si ça existe aussi). La possibilité pour les infirmières et infirmiers de se marier, d’habiter hors de l’asile et donc de ne plus travailler en journée continue, et, surtout la mise en place d’une formation brevetante semble bien changer la donne. La guerre 14-18 va balayer ces avancées. Les infirmiers paient un lourd tribu à la guerre. Nombre d’entre eux succomberont sur le front. Les maladies contagieuses fourniront également leur lot de décès (tuberculose, typhoïde).
Cialdella enrichit ainsi notre regard sur une époque beaucoup plus riche qu’il n’y paraît. Il approfondit également notre réflexion en détaillant les conséquences de la suppression du brevet pendant la guerre 14-18. En 1928, celui-ci n’a toujours pas été reproposé. Et comme chaque fois que des soignants sans formation travaillent en psychiatrie, c’est la régression puis la catastrophe. Tout porte à croire qu’en 1937, les soignants, au Vinatier, n’ont pas été davantage formés. Le Diplôme d’Etat des infirmiers d’asile pouvait donc être supprimé. Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Le Vinatier sera un des établissements où les patients morts de faim en 1939-1945 seront les plus nombreux.
Apport aux soignants
Qui ne connait pas son histoire ne peut pas avancer. Il a fallu la création des syndicats pour que les infirmières et infirmiers puissent se marier et avoir leur propre logement, hors de l’asile. Il a fallu qu’ils se battent pour la journée de 8 heures (quand on pense qu’aujourd’hui de nombreux soignants préfèrent travailler en douze heures). L’acquisition de ces droits, la mise en place d’un brevet ont contribué à stabiliser la population infirmière qui, avant, quittait l’hôpital pour simplement pouvoir se marier. La guerre de 14-18 a fait exploser ces améliorations qui avaient toutes des conséquences pour les patients. Des soignants mieux formés, plus proches des patients les infantilisaient moins. Ainsi voyait-on, dans les avenues de l’actuel CHS du Vinatier, des patients de retour des champs les soirs d’été, avec leur faux sur l’épaule, tenant à la main un pulvérisateur d’insecticide. D’autres sortaient des bureaux de la direction avec un passe-partout à la ceinture.
Dominique Friard
Date de dernière mise à jour : 01/06/2023
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