De Gaulejac V., La société malade de la gestion

« La société malade de la gestion

Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social »

Vincent de Gaulejac

Un ouvrage devenu classique qui à défaut d'y résister permet de comprendre les mécanismes de l’épidémie gestionnaire et de retrouver le sens du soin !

Gestion

« Sous un apparence objective, opératoire et pragmatique, la gestion managériale est une idéologie qui traduit les activités humaines en indicateur de performances ; et ces performances en coûts ou en bénéfices. En allant chercher du côté des sciences exactes une scientificité qu’elles n’ont pu conquérir par elles-mêmes, les sciences de la gestion servent en définitive de support au pouvoir managérial. Elles légitiment une pensée objectiviste, utilitariste, fonctionnaliste et positiviste. Elles construisent une représentation de l’humain comme une ressource au service de l’entreprise, contribuant ainsi à son instrumentalisation. » (p.22)

L’auteur

Vincent de Gaulejac est né en 1946 à Croissy-sur-Seine.

Il soutient en 1971 une thèse en sciences des organisations à Paris-Dauphine et en 1975, à René-Descartes, une thèse de doctorat de sociologie intitulée « Les clubs et équipes de prévention et les jeunes de la rue ». Il soutient ensuite une thèse de doctorat d’Etat en lettres et sciences humaines à Paris-Diderot « La névrose de classe : trajectoire sociale et conflits d’identité » qui fait grand bruit et inspire de nombreux sociologues et écrivains (Annie Ernaux par exemple).  

Il est professeur de sociologie à l’UFR de Sciences Sociales de l’Université Paris 7 Denis Diderot. Il prend la direction du Laboratoire de Changement Social en 1990. Il y est professeur émérite en 2014. Il a organisé, dans ce cadre, un séminaire sur le thème « Histoire de Vie et Choix Théoriques ». Différentes personnalités du monde des sciences sociales ont été invitées à exposer leur itinéraire et leur façon d’être chercheur. L’objectif était de mieux comprendre les liens entre histoire personnelle, familiale et sociale et les options théoriques et méthodologiques des chercheurs. De Gaulejac, lui-même, s’est prêté à l’exercice. On pourra lire le texte « S’autoriser à penser » sur le site du LCS.

Vincent de Gaulejac est un des principaux représentants français du courant de la sociologie clinique qui tente d’articuler les dimensions sociales et psychiques en se penchant sur la singularité des parcours et des expériences. Cette approche utilise la méthodologie des histoires de vie qui permet de situer socialement et historiquement un individu appréhendé également à partir d’un regard psychanalytique. De Gaulejac résume cela par une boutade : « Freud a oublié qu’Œdipe était roi. »

« Mais l’illusion [positiviste] ne permet pas de faire face au réel. L’application à la gestion des modèles issus de la logique du vivant (grandir, se développer, croître, progresser, …) conduit à oublier que ces processus mènent inévitablement à la destruction. La vie ne se conçoit pas sans la mort. Le progrès passe nécessairement par des phases de régression. Dans le modèle EFQM [European Foundation for Quality Management), tout se passe comme si l’on pouvait vaincre les difficultés, les erreurs, les crises, les conflits, réaliser un idéal de perfection, cheminer vers un progression sans contradiction et, en définitive, échapper à la mort. L’oubli de l’histoire participe au même aveuglement. Le progrès comme le changement ne sont pas forcément bons. Chaque évolution, chaque transformation est porteuse de positif et de négatif, d’améliorations et de problèmes, de création et de destruction. » (p.63)

L’ouvrage

Ce livre publié il y a vingt ans est toujours considéré comme un ouvrage majeur qui pose les conditions d’une critique sociologique des dérives de la gestion moderne. Il met en lumière les effets néfastes sur les individus et les organisations de ce qu’il nomme l’idéologie gestionnaire. Stress, burn-out, épuisement professionnel et harcèlement social en découlent. Il peut être lu en complément ou en parallèle avec « Les illusions de management » de J-P Le Goff et « Le travail à cœur » d’Yves Clot qui abordent également les impacts psychosociaux des pratiques managériales.  

Vincent de Gaulejac a réalisé de nombreux travaux sur le pouvoir dans les organisations. On lui doit notamment « La névrose de classe » (2), « Le coût de l’excellence » (3), « La lutte des places » (4). Il fait le constat qu’une certaine conception managériale a des effets délétères sur les fondements de ce qui fait société et des conséquences pathogènes sur les individus qui la composent. Bien sûr, la gestion n’est pas un mal en soi. « Il est tout à fait légitime d’organiser le monde, de rationaliser la production, de se préoccuper de rentabilité. A condition que ces préoccupations améliorent les relations humaines et la vie sociale. » Loin d’améliorer ces relations, la gestion transforme l’entreprise en un monde guerrier et destructeur et suscite non pas la révolte mais l’adhésion de ses membres. Les nécessités de gestion s’imposent aux choix politiques et sociaux. Les hommes cherchent même dans la gestion un sens à l’action et parfois à leur vie. L’économie politique est devenue une économie gestionnaire.

La première partie de cet ouvrage présente une analyse du management et de la gestion. Le management est décrit comme une technologie de pouvoir, entre le capital et le travail, dont la finalité est d’obtenir l’adhésion des employés aux exigences de l’entreprise et de ses actionnaires. La gestion apparaît être une idéologie masquée qui légitime une approche instrumentale et comptable des rapports entre l’homme et la société. Au nom de la performance, de la qualité, de l’efficacité, de la compétition et de la mobilité, elle contribue à construire un monde nouveau. A partir d’une analyse très serrée de la démarche qualité, de Gaulejac montre que la gestion qui se présente comme un simple moyen de résoudre les problèmes de pauvreté, d’ignorance, d’insécurité, de destruction et de souffrance est en fait une des causes de leur apparition et de leur reproduction. Elle aboutit à dépolitiser le pouvoir au sein de l’entreprise dans la mesure où celui-ci se présente sous l’apparence de professionnels qui ne font que produire des outils, définir des prescriptions, formaliser des règles et appliquer des décisions dont ils ne sont en rien responsables.

Dans la deuxième partie, de Gaulejac essaie de comprendre pourquoi et comment la société se laisse « contaminer » par l’idéologie gestionnaire. Née dans l’entreprise, elle tend à se répandre dans les secteurs publics et dans le monde non marchand. « Aujourd’hui, tout se gère, les villes, les administrations, les institutions, mais également la famille, les relations amoureuses, la sexualité, jusqu’aux sentiments et aux émotions. » Chaque individu est invité à devenir l’entrepreneur de sa propre vie. L’humain devient un capital qu’il convient de rendre productif. Le slogan « la rentabilité ou la mort » décrit une quête de performance mortifère. La gestion détruit continuellement ce qu’elle produit par nécessité de produire autre chose. Au niveau des individus, chacun se perd dans une quête de sens et de reconnaissance jamais satisfaite, « à l’image d’une compétition sans limites qui génère un sentiment de harcèlement généralisé ». De Gaulejac achève son ouvrage en nous invitant à repenser la gestion comme un instrument de construction d’un monde commun où le lien importe plus que le bien.    

« Dans l’entreprise hypermoderne, l’objet du contrôle tend à se déplacer du corps vers la psyché, de l’activité physique à l’activité mentale : plutôt qu’encadrer les corps, on cherche à canaliser les pulsions et contrôler les esprits. L’entreprise attend de ses employés qu’ils se dévouent « corps et âmes ». Sur le plan psychologique, on passe d’un système fondé sur la sollicitation du Surmoi, le respect de l’autorité, l’exigence d’obéissance, la culpabilité, à un système fondé sur l’utilisation de l’Idéal du Moi, l’exigence d’excellence, l’idéal de toute puissance, la crainte d’échouer, la recherche de satisfaction narcissique. L’identification à l’entreprise et son idéalisation suscitent la mobilisation psychique attendue. Chacun se vit comme son propre patron. Les agents s’autocontrôlent, s’auto-exploitent. La puissance de l’entreprise à laquelle ils s’identifient leur permet de croire à une toute puissance individuelle, celle d’un Moi en incessante expansion n rencontrant pas de limites. Mais si les satisfactions sont profondes, les exigences le sont également. L’individu doit se consacrer entièrement à son travail, tout sacrifier à sa carrière. » (p.93).  

        

L’intérêt pour les soignants

Une lecture qui loin de nous déprimer aurait pu être revigorante pour nous, soignants, à la tête si peu politique, à la condition d’oublier que l’ouvrage a vingt ans et que ce que décrit de Gaulejac a largement empiré pendant ces vingt dernières années. Nous sommes tombés dans tous les pièges, la démarche Qualité a prospéré, nous nous sommes épuisés à freiner, résister ou au contraire satisfaire aux exigences de l’idéologie gestionnaire.

Il semble que depuis la crise covidienne les nouvelles générations soient moins intéressées par cette course à la toute-puissance, par le sacrifice de soi. Est-ce une preuve de maturité, une réponse désespérée pour sauver ce qui peut l’être ou un nouvel avatar du néolibéralisme ?

Interview de Vincent de Gaulejac https://www.youtube.com/watch?v=SnFsq08gsTg

Dominique Friard

Notes :

De GAULEJAC (V), La société malade de la gestion, idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement moral, Seuil, Paris, 2005.

De GAULEJAC (V), La névrose de classe, Hommes et groupes, Paris, 1987.

DE GAULEJAC (V) AUBERT (N), Le coût de l’excellence, Seuil, Paris, 1991.

De GAULEJAC (V), TABOADA-LEONETTI (I), La lutte des places, Desclée de Brouwer, Paris, 1994.

Date de dernière mise à jour : 21/09/2024

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