Goleman D., L'intelligence émotionnelle
« L’intelligence émotionnelle »
Daniel Goleman
L’ouvrage qui décrit le concept d’intelligence émotionnelle, le popularise et le met à la portée de chacun avec tous les à-peu-près que cela suscite parfois. Le développement de l'intelligence artificielle est-il inversement proportionnel à celui de l'intelligence émotionnelle ?
« Les spécialistes des sciences cognitives qui adhèrent à cette conception [les émotions n’ont pas leur place dans l’intelligence] avaient été séduits par l’ordinateur en tant que modèle opératoire de l’esprit, oubliant qu’en réalité les circuits du cerveau baignent dans un milieu neurochimique palpitant de vie, qui n’a rien à voir avec des pièces en silicone. Les modèles de traitement de l’information développés par ces spécialistes ne tenaient pas compte du fait que la raison est guidée, et parfois vaincue, par les sentiments. A cet égard, le modèle cognitif constitue une vision restrictive de l’esprit ; il n’explique pas comment le tumulte des sentiments donne sa saveur à la pensée. Pour s’accrocher à leur point de vue les chercheurs ont dû ignorer le fait que leurs expériences personnelles et leurs peurs, leurs querelles de ménage et leurs jalousies professionnelles déteignaient sur leurs modèles de l’esprit, ignorer le tourbillon de sentiments qui donne à la vie ses couleurs et son piment, et, à tout moment, influe sur la façon, bonne ou mauvaise, dont l’information est traitée. » (pp.67-68)
L’auteur
Psychologue américain, né en 1946, en Californie, Daniel Goleman est diplômé de Harvard. Docteur en psychologie clinique et en développement de la personnalité, il rencontre à Harvard, D. Mc Clelland qui l’encourage à écrire sur le quotient intellectuel. Il devient célèbre avec le livre que nous présentons. A l’époque de sa parution, il était journaliste au New York Times où il était en charge des sciences du comportement. Il voyage en Inde où il s’initie à la méditation. Membre du Conseil d’administration du « Mind and Life Institute » qui facilite les rencontres entre science et bouddhisme (le 14ème dalaï-lama en est un des fondateurs et le président d’honneur) il fait également partie de l’Association Américaine pour le Progrès de la Science.
« Tice [Professeure en psychologie sociale appliquée] a constaté que le fait de laisser éclater sa colère est l’un des pires moyens pour se calmer, les explosions de rage excitent davantage le cerveau émotionnel, et la personne finit par être plus en colère qu’avant. Selon Tice, lorsque les personnes interrogés affirment avoir déversé leur fureur sur celui ou celle qui l’avait provoqué, cela aboutit, tout bien pesé, à entretenir leur mauvaise humeur plutôt qu’à y mettre un terme. L’attitude consistant à commencer par se calmer, puis, de façon plus constructive, plus rassise, à régler le différent au cours d’un face à face, est bien plus payante. Un jour, j’ai entendu le maître tibétain Chogyam Trungpa répondre à quelqu’un qui lui demandait quel était le meilleur moyen de venir à bout de la colère : « N’essayez pas de l’éliminer, mais ne la laissez pas gouverner votre action. » (p. 103)
L’ouvrage
Les premiers travaux sur l’intelligence émotionnelle apparaissent dans les années 1990 et sont l’œuvre de Salovey et Mayer. Ils définissent l’intelligence émotionnelle comme l’habileté à percevoir et à exprimer ses émotions, à les intégrer pour faciliter la pensée, à comprendre et à raisonner avec elles, ainsi qu’à les réguler chez soi et chez les autres. Le livre de Goleman, paru en 1995, suit d’assez près les travaux de ces pionniers. Il rend le sujet très populaire et l’aménage à sa façon après avoir effectué ses propres recherches. La combinaison (entre science et croyance parfois un peu béate sur le potentiel humain) qui en découle attire une très grande couverture médiatique. L’ouvrage fait même la première page du Times sous le titre « What’s your E.Q » (Quel est votre coefficient émotionnel ?). Le concept d’intelligence émotionnelle redéfinie comme meilleur prédicteur du succès dans la vie, bien meilleur que le Q.I., connaît un succès immédiat dans lequel s’engouffrent nombre d’adeptes du développement personnel, plus ou moins sérieux. Il faut dire qu’aux Etats-Unis, à cette époque, les tests de Q.I. décident de l’avenir scolaire des enfants, avenir nécessairement inscrit dans leur appartenance à une classe sociale. A la différence du Q.I. l’intelligence émotionnelle peut selon Goleman s’éduquer. Ce critère apparaît donc moins injuste que le Q.I.
Le livre se présente comme un voyage au pays des émotions ; il s’agit de comprendre comment notre intelligence peut être en harmonie avec celles-ci.
Goleman désigne par émotion à la fois un sentiment et les pensées, les états psychologiques et biologiques particuliers, ainsi que la gamme des tendances à l’action qu’il suscite. Il s’agit d’une définition large, on en trouvera facilement des plus restreintes. Il existe des centaines d’émotions, avec leurs combinaisons, variantes et mutations. « Leurs nuances sont en fait si nombreuses que nous n’avons pas assez de mots pour les désigner. » L’argument selon lequel il existe un petit nombre d’émotions fondamentales est en grande partie fondé sur la découverte de Paul Ekman : les expressions faciales correspondent à quatre émotions (la peur, la colère, la tristesse, la joie) qui sont identifiées par des individus appartenant à toutes les cultures du monde (y compris par des cultures sans écriture qui n’ont pas encore été touchées par le cinéma et la télévision), ce qui tendrait à prouver leur universalité. Chacune des familles d’émotions aurait pour centre un noyau émotionnel fondamental, les émotions apparentées se déployant autour de lui en vagues successives d’innombrables nuances. A la périphérie se trouvent les humeurs qui sont moins vives et durent beaucoup plus longtemps que les émotions proprement dites (il est rare d’être en colère un jour entier mais on peut être irascible, grincheux, irritable tout au long d’une journée). Au-delà des humeurs on en arrive au tempérament qui est la propension à susciter une émotion ou une humeur donnée, qui rend les gens tristes, timides ou gais. Au-delà encore de ces dispositions affectives, on peut rencontrer les troubles psychologiques à proprement parler tels que la dépression clinique, l’anxiété chronique, l’individu se trouvant enfermé dans un état « toxique » permanent.
Goleman commence par examiner les dernières découvertes (aujourd’hui anciennes) sur l’architecture cérébrale qui permettent d’expliquer pourquoi, à certains moments, les sentiments prennent le pas sur la raison. L’interaction des structures du cerveau responsables de nos émotions nous renseigne sur les habitudes psychologiques qui nous font échouer et comment nous pouvons faire pour les maîtriser voire modifier les habitudes de « nos » enfants. Une deuxième partie décrit comment le donné neurologique (via l’amygdale et les lobes préfrontaux) se manifeste à travers la perspicacité dont nous faisons preuve dans la conduite de notre vie. Les émotions joueraient ainsi un rôle de premier plan dans notre aptitude à la gérer. La troisième partie montre en quoi cette aptitude peut se révéler décisive, comment elle nous permet d’entretenir de bonnes relations avec nos proches. Les émotions « négatives » font planer sur notre santé un danger aussi grave que le tabac. Si notre héritage génétique détermine notre tempérament, la souplesse de nos circuits cérébraux permet d’échapper à une destinée un peu trop écrite. La quatrième partie expose que les leçons psychologiques apprises dans notre enfance modèlent nos circuits mentaux et nous permettent d’acquérir plus ou moins facilement les bases de l’intelligence émotionnelle. La cinquième partie, enfin, décrit les dangers auxquels s’exposent ceux qui ne parviennent pas à maitriser leurs émotions, comment les faiblesses de l’intelligence émotionnelle augmentent les risques de dépression, de violence, d’addictions diverses et variées. Elle explore différents moyens d’augmenter son potentiel d’intelligence émotionnelle.
L’ouvrage ne s’adresse en aucune façon aux spécialistes. Il est d’emblée tourné vers le grand public. Goleman progresse avec des exemples simples tirés de fait divers ou de la vie la plus quotidienne. S’il aborde le fonctionnement du cerveau c’est avec un souci de vulgarisation qui fait qu’il n’est jamais abscons, ni ennuyeux. Il applique au livre les règles de l’intelligence émotionnelle et montre de l’empathie vis-à-vis du lecteur qui découvre des notions complexes.
« Le patient s’attend à être rassuré, réconforté, consolé lors de ses entrevues avec les infirmières, ou le médecin ; si elles se passent mal, elles le plongent dans le désespoir. Mais le personnel soignant est souvent pressé ou indifférent à sa détresse. Il y a certes des infirmières compatissantes et des médecins qui prennent le temps de rassurer et d’informer tout en prodiguant les soins nécessaires. Mais, dans l’avenir, les contraintes institutionnelles risquent chaque fois plus de rendre le personnel médical aveugle à la vulnérabilité des patients, ou de lui laisser le sentiment de ne pas avoir le temps de faire quoi que ce soit. Face aux dures réalités des gestionnaires, les choses semblent aller en s’aggravant.
Outre l’argument humanitaire qui devrait pousser les médecins à prendre soin autant qu’à prodiguer des soins, d’autres raisons imposent de considérer que la réalité psychologique et social des malades n’est pas étrangère au domaine médical. On peut désormais affirmer sur des bases scientifiques [Evidence Based Medecine et Evidence Based Nursing] qu’on peut améliorer l’efficacité médicale tant au stade de la prévention qu’à celui du traitement, en soignant les gens physiquement et émotionnellement. Pas dans tous les cas, ni pour toutes les maladies, cela va de soi, mais si l’on considère les données réunies à partir de centaines de cas, on constate en moyenne une augmentation suffisante de l’efficacité des soins pour qu’une action sur l’état émotionnel du patient fasse partie intégrante de la pratique médicale dans tous les cas de maladies graves. » (pp. 249-250)
L’intérêt pour les soignants
La formation infirmière (et médicale), en France, fait peu de place aux émotions ressenties par les soignants. Elle apprend souvent à s’en méfier avec toutes les catastrophes relationnelles qui peuvent en découler. De ce point de vue, ce livre est incontournable. Il est un peu trop neurologique à mon goût, mais il permet de cheminer à partir d’exemples simples qu’il est possible de commenter collectivement. Il fournit un outil pour penser les émotions, peut-être parfois un peu simpliste, mais il permet d’aller vers la complexité des situations de soins réelles.
Isolement et contentions s’épanouissent sur le déficit d’intelligence émotionnelle des soignants. Qui a peur n’écoute pas mais enferme et attache. Comment proposer des alternatives à l’explosion de colère ou à la détresse qui mène au suicide si l’on ne reconnait pas ses propres émotions et si l’on se laisse gouverner par la peur, la colère, la culpabilité ou la honte ? Les analyses de pratiques professionnelles ou les supervisions d’équipes constituent des outils collectifs qui permettent de mettre en travail les affects suscités par les situations de soin.
Dominique Friard
Notes :
GOLEMAN (D), L’intelligence émotionnelle. Accepter ses émotions pour développer une intelligence nouvelle, trad. PIERAT (T), J’ai Lu. Bien être, Paris, 1997.
Date de dernière mise à jour : 22/11/2024
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