Graeber D., Bullshit Jobs

Bullshit jobs

David Graeber

Un ouvrage qui décrit l’origine et les conséquences de la prolifération des « jobs à la con » : dépression, anxiété, effondrement de l’estime de soi. Pourquoi ? Comment ? Lesquels ? Comment placer le travail créatif et le soin au cœur du travail ?

« Une étude récente laisse entrevoir l’ampleur du désastre ; les universités européennes auraient dépensé environ 1,4 milliards d’euros par an à préparer des demandes de subventions qui ont été rejetées -des sommes qui évidemment auraient pu financer la recherche. Dans un article publié en 2012, j’ai avancé l’idée suivante : la stagnation technologique de ces dernières décennies aurait pour cause principale le temps considérable que passent désormais les scientifiques à rivaliser entre eux pour convaincre des donateurs potentiels qu’ils savent déjà ce qu’ils  vont découvrir. Et c’est pareil dans le privé : ces réunions interminables lors desquelles des « coordinateurs de la dynamique de marque » et des responsables de la vision prospective déploient leurs présentations PowerPoint, leurs cartes mentales et leurs rapports pleins de jolis graphiques sur papier glacé ne sont rien d’autre qu’un perte de temps au service d’exercices de promotion interne. » (pp.287-288)

L’auteur

David Graeber (1961-2020) est un anthropologue et militant libertaire américain, figure de proue du mouvement Occupy Wall Street (mouvement de contestation pacifique qui dénonce les abus du capitalisme financier qui s’est étendu à l’ensemble des Etats-Unis, plus de 1500 villes de 82 pays le rejoindront le 15 octobre 2011).

Fils de parents engagés (son père a participé à la Guerre d’Espagne en 1936), Graeber grandit à New-York dans un immeuble d’appartements coopératifs. Il se lance dans des études d’anthropologie, fait son terrain à Madagascar et rédige une thèse intitulée « The Disastrous Ordeal of 1987 : Memory and violence in Rural Madagascar ».

Il est chargé de cours à l’université de Yale jusqu’à ce que l’université cesse de renouveler son contrat en juin 2007, ce qui suscite une controverse en raison du soupçon de motivation politique à cette éviction. Il obtient comme indemnité de départ de pouvoir prendre « une année sabbatique » durant laquelle il donne un cours d’introduction à l’anthropologie culturelle et un autre intitulé Direct Action and Radical Social Theory. De 2007 à 2013, il occupe un poste de maître de conférences au sein du département d’anthropologie de Londres. Il est ensuite professeur à la London School of Economics. Il est considéré comme un des intellectuels les plus influents du monde anglo-saxon.

Il est l’auteur de « Pour une anthropologie anarchiste » et « Towards an Anthropological Theory of value : The False Coin of Our Own Dreams ».

En août 2013, il publie l’article « On the Phenomenon of Bullshit Jobs » dans lequel il émet l’hypothèse qu’une proportion significative des emplois sont considérés par ceux qui les occupent comme inutiles voire nuisibles. Cette hypothèse donne lieu à une enquête approfondie qui débouche sur l’ouvrage présenté ici.

Il lance, après la pandémie du Covid, avec son épouse Nika Dibrovsky, artiste et écrivaine, le « Museum of Care », un espace partagé de communications et d’interactions sociales nourrissant les valeurs de solidarité, de soin et de réciprocité. « Nous pourrions appeler ces espaces « Musée du soin » précisément parce qu’il s’agit d’espaces qui ne glorifient aucun type de de production, mais qui fournissent l’espace et les moyens de créer des relations sociales et d’imaginer des formes entièrement nouvelles de relations sociales. »

« Alors que les grandes entreprises s’engagent dans d’impitoyables campagnes de réduction des coûts, les licenciements et les accélérations de cadence touchent systématiquement les gens qui sont réellement là pour fabriquer, transporter, réparer et entretenir des choses. Au bout du compte, par l’effet d’une étrange alchimie que personne ne comprend tout à fait, le nombre de gratte-papier semble gonfler, et une part croissante des salariés se retrouve à travailler -un peu comme les ouvriers soviétiques finalement- quarante, voire cinquante heures par semaine. Du moins, sur le papier : en réalité, ils n’effectuent que quinze heures de travail utile -  exactement comme  Keynes l’avait prédit-, puisque le reste de leur temps est consacré à organiser des séminaires de motivation ou à y participer, à mettre à jour leur profil Facebook et à télécharger des séries télé. » (pp.11-12)

L’ouvrage

L’étude qui prélude à cet ouvrage a été publiée en 2013. Par l’expression « Bullshit jobs », Graeber décrit les emplois, les boulots « à la con » qui désignent des tâches inutiles, superficielles et vides de sens effectuées dans le monde du travail. Son étude, largement médiatisée notamment par ceux qui exercent ces boulots, a suscité tellement de controverses qu’il a approfondi son travail de recherche pour en proposer une théorie.

Fait incroyable, à la question posée par des sondeurs : « Votre Emploi apporte-t-il quoi que ce soit d’important au monde ? » Plus d’un tiers des personnes interrogées (37 %) ont dit être convaincues que ce n’était pas le cas (50 % ont répondu par l’affirmative et 13 % se sont déclarés indécises). « Nous nous trouvions manifestement en présence d’un phénomène social majeur qui n’avait presque jamais été étudié scientifiquement. »

Graeber puise dans deux catégories de données. La première est consécutive à la publication de l’article. Dans son sillage, les discussions en ligne se sont multipliées, les participants évoquant leur expérience dans des jobs qu’ils avaient trouvés particulièrement vains ou absurdes. Il en a téléchargé 124 et les a épluchés pour en dégager les grandes lignes. La seconde source résulte d’une sollicitation active de sa part. En 2016, il a créé une adresse électronique entièrement dédiée à ses travaux et utilisé son compte Twitter pour encourager les gens à lui faire part de leur expérience personnelle. Les retours ont été très nombreux. Il s’est retrouvé avec plus de 250 témoignages qui allaient du simple paragraphe à la dissertation de onze pages décrivant une succession de jobs à la con, agrémentée de conjectures sur les dynamiques organisationnelles qui les avaient produits et d’analyses de leurs effets sociaux et psychologiques. La majorité de ces messages émanaient de pays anglophones mais il en a reçu de toute l’Europe continentale et d’Asie. Après avoir effectué un tri et purgé tous ces témoignages des éléments sans rapport avec son sujet, il a obtenu un corpus de plus de 110 000 mots, auquel il a appliqué un code couleur rigoureux. Ce matériau s’est révélé d’une richesse incroyable pour les besoins de cette recherche qualitative, d’autant plus qu’il a souvent pu poser des questions complémentaires à ses interlocuteurs et parfois entamer avec eux des échanges au long cours. Les concepts qui apparaissent dans l’ouvrage sont parfois apparus pour la première fois lors de ces conversations ou s’en sont inspirés. En ce sens, écrit Graeber, cet ouvrage peut être vu comme une œuvre collaborative.

Avant d’entrer dans le vif de l’ouvrage, précisons qu’il est souvent écrit en première personne ce qui n’est pas si fréquent dans un ouvrage scientifique. également et surtout que Graeber fait preuve d’un humour ravageur, notamment dans ses choix d’exemples : tueur à gage est-ce un job à la con ?

J.M. Keynes prédisait en 1930 que les avancées technologiques permettraient d’ici la fin du XXème siècle de réduire le travail hebdomadaire à 15 heures par semaine. Pourtant si la robotisation du travail s’est bien produite, la réduction du temps du travail n’est pas survenue dans les proportions attendues. « La technologie a été manipulée pour trouver des moyens de nous faire travailler plus. Pour y arriver, des emplois ont dû être créés et qui sont par définition, inutiles. » La société moderne repose ainsi sur l’aliénation de la vaste majorité des travailleurs de bureau, amenés à dédier leur vie à des tâches inutiles et vides de sens tout en ayant pleinement conscience de la superficialité de leur contribution à la société.

Graeber propose une méthode pour définir un bullshit job : on imagine la disparition de l’activité et on évalue l’impact de cette disparition sur la société. Si les infirmières, éboueurs ou mécaniciens venaient à disparaître, les conséquences sociales seraient immédiates et catastrophiques, écrit-il bien avant la pandémie covidienne qui a vérifié ses propos. Un monde sans professeurs ou dockers serait vite en difficulté, et même un monde sans artiste. Quant aux marketeurs, financiers ou juristes qui avouent eux-mêmes la vacuité de leur travail, Graeber les classe comme exerçant des bullshit jobs, soit « une forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien. »

Il divise les bullshit jobs en cinq catégories :

- les « larbins » ou « faire-valoir » qui servent à mettre en valeur la hiérarchie ou la clientèle ;

- les « porte-flingues » ou « sbires », recrutés car les concurrents emploient déjà quelqu’un à ce poste, et dont le travail a une dimension agressive ;

- les « rafistoleurs » ou « sparadraps » qui sont employés pour résoudre des problèmes qui auraient pu être évités ;

- les « cocheurs de case » recrutés pour permettre à une organisation de prétendre traiter un problème qu’elle n’a aucune intention de résoudre ;

- les « petits-chefs ou « contremaîtres » qui surveillant des personnes qui travaillent déjà de façon autonome.

Une population heureuse et productive avec du temps libre est un danger mortel pour les politiques et les patrons. David Graeber cherche des causalités à l'expansion du phénomène « Pendant une large partie du 20eme siècle, les grandes sociétés industrielles sont restées largement indépendantes des intérêts de ce qu'on appelait la haute finance ». Dans les années 1970, les PDG ont vu leurs intérêts associés à la bonne santé de leur entreprise du point de vue de la finance et les a dissociés de leurs salariés. « les travailleurs ne s'estimaient plus liés à leur entreprise par la loyauté étant donné que celle-ci ne leur en témoignait aucune ». Il a fallu créer des emplois à la con pour contrôler, administrer et surveiller. Ces emplois improductifs défient la logique du capitalisme, et le pousse à une hypothèse: « le système actuel n'est pas le capitalisme », C'est devenu un système d'extraction de rente.

L’anthropologue remarque par ailleurs l’existence d’un corollaire paradoxal : plus un travail est utile à la société et moins il est payé, et bien souvent déconsidéré, ce qu’a montré la pandémie avec les travailleurs de première ligne, même si Graeber reconnaît quelques exceptions, comme les médecins. L’auteur conclut que le néolibéralisme en est paradoxalement arrivé au même point que les systèmes soviétiques de la deuxième moitié du XXe siècle, c’est-à-dire à employer un très grand nombre de personnes à ne rien faire, menant à une aberration à l’encontre des principes mêmes du capitalisme.

Il s’appuie sur les très nombreux témoignages recueillis, chacun décrivant précisément ses activités absurdes.

Après avoir décrits ces jobs à la con, il se demande pourquoi avoir un job à la con rend-il si souvent malheureux ? Il décrit la violence spirituelle générée par l’opposition entre une conception morale du temps et les rythmes naturels de travail. Il décrit ensuite la souffrance d’être dans le flou et de devoir faire semblant, celle de « ne pas être cause » de ce qui se passe, celle de ne pas se sentir autorisé à souffrir (« il y a pire »), celle de savoir que l’on nuit.

Il cherche ensuite à expliquer la prolifération de ces jobs et pourquoi notre société reste-t-elle sans réaction face à cette généralisation qui n’est pas sans rappeler Kafka ? Enfin, il étudie les conséquences politiques des jobs à la con et étudie quelques moyens d’y remédier.

Il note qu’elle entraîne une baisse de productivité des travaux réellement utiles à la société et notamment de ceux des services à la personne, en lien avec une possible révolte des « classes aidantes ».

Il propose enfin la création d’un revenu universel de base, un moyen qui contribuerait à déconnecter le travail de la rémunération et à résoudre les dilemmes décrits dans l’ouvrage.

L’intérêt pour les soignants

Les dites sciences infirmières (ou sciences du soin) ne peuvent pas se déconnecter des conditions de production du soin. Les chercheurs doivent donc lire, étudier, critiquer les travaux qui les pensent. Les travaux de Graeber, comme ceux d’H. Rosa et de bien d’autres doivent être étudiés dans les universités dédiées au soin et bien évidemment dans les IFSI et dans les unités de soins. Ne serait-ce que pour reconnaître les "petits-chefs" et les empêcher de nuire. Cette lecture critique est d’autant plus indispensable que Graeber énonce que la bullshitisation de l’économie affecte davantage les emplois de la classe moyenne que les emplois ouvriers, et concerne majoritairement les professions féminines et à vocation sociale : « Plusieurs infirmières m’ont indiqué que pas moins de 80 % de leur temps était désormais consacré à des tâches administratives, des réunions ou d’autres occupations du même acabit. » Des pans entiers de l’activité infirmière sont bullshitisés au point même de se substituer à la tâche première des infirmières : le soin, le temps passé auprès des patients. Parmi ces activités obligatoires, lesquelles pourraient être supprimées sans dommage pour les patients ?

Des chercheurs, spécialistes des pathologies liées au monde du travail, ont décrit le malaise des travailleurs victimes de bullshit jobs. Il se manifeste par un brown-out, défini comme difficulté psychologique associée à la perte de sens dans le monde du travail. Les travailleurs qui comptent beaucoup sur leur travail pour donner sens et utilité à leurs vies sont les plus touchés. Ils voient leur énergie, leur motivation et l'estime de soi décliner. Nadia Droz, psychologue spécialiste du burn-out à Lausanne, préfère parler de « démission intérieure », trouvant l'expression plus « imagée ».

 

 

 

Dominique Friard

Date de dernière mise à jour : 14/08/2024

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