Kafka F., La métamorphose
« La métamorphose »
Franz Kafka
Le plus connu des textes de Kafka qui peut servir d’outil pour aborder avec un groupe de patients la question du délire et des réactions qu’il suscite dans le giron (!) familial. Il décrit également finement les mécanismes de la stigmatisation intrafamiliale et sociale.
« Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine. Il était couché sur le dos, un dos dur comme une cuirasse, et, en levant un peu la tête, il s’aperçut qu’il avait un ventre brun en forme de voûte divisé par des nervures arquées. La couverture, à peine retenue par le sommet de cet édifice, était près de tomber complètement, et les pattes de Grégoire, pitoyablement minces pour son gros corps, papillotaient devant ses yeux. »
L’auteur
Franz Kafka (1883-1924) est né à Prague, située dans l’empire austro-hongrois au carrefour des cultures slave, allemande et juive. Le père de Kafka, commerçant, est décrit comme dominant et prétentieux. Ses relations avec son fils sont assez calamiteuses. Franz s’intéresse très tôt à la littérature. Ses premiers écrits ont disparu sans doute détruits par Kafka lui-même. Docteur en droit, il travaille jusqu’à sa retraite prématurée en 1922 pour les assurances qui s’occupent des accidents de travail dans le Royaume de Bohème. Il avait pour tâche la limitation des risques encourus par les ouvriers. Ce « gagne-pain » permet à Kafka d’écrire. Il travaille jusqu’à tard dans la nuit. Ses relations avec les femmes sont décrites comme problématiques. Il ne sera compris que par la journaliste et écrivain tchèque M. Jesenska. Il connaitra une brève conjugalité, à peu près heureuse, auprès de D. Diamant. Le diagnostic de tuberculose est posé en 1917. Il en mourra en 1924. Kafka n’a publié, de son vivant que très peu d’œuvres, de courts récits et les nouvelles de « La métamorphose » et « Le verdict ». Ses œuvres ont été éditées à titre posthume par son ami Max Brod contre sa volonté ; Kafka voulait que son œuvre non publiée soit détruite.
« Le premier mot du visiteur suffit à Grégoire pour l’identifier, c’était le gérant lui-même. Pourquoi fallait-il que Gérard fût condamné à servir dans une maison où l’on soupçonnait toujours le pire à la moindre inadvertance du personnel ? Ces employés étaient-ils donc tous des fripouilles, sans exception ? Ne se trouvait-il pas dans leur nombre aucun de ces serviteurs dévoués et fidèles qui, s’il leur arrive par hasard de s’oublier une ou deux heures le matin, se trouvent si malades de remords qu’ils n’en peuvent plus quitter le lit ? »
L’ouvrage
La littérature est rarement citée comme un outil au service de l’éducation thérapeutique du patient (ETP). On préfère s’appuyer sur des documents médicaux, légitimés par la preuve scientifique qui rend inutile tout débat. Nous privilégions, ce faisant, un discours en deuxième ou troisième personne : « Vous êtes schizophrène ! » ou « Il est complètement fou » dans lequel s’associent stigmatisation et catégorisation, étiquetage et rejet. La participation d’un pair-aidant permettra, dans le meilleur des cas, d’entendre un discours en première personne qui intègrera le vécu de la personne qui souffre d’un trouble psychique si le pair n’adhère pas de trop près aux considérations médicales sur la maladie. La littérature a d’autres priorités. Elle vise à faire entendre le vécu, les émotions ressenties, à les partager, à mettre le lecteur en mouvement.
A la fin des années 80, mon souci n’était pas de proposer des programmes dédiés d’ETP qui n’existait pas encore mais de contribuer à dynamiser psychiquement et cognitivement des personnes hospitalisées au long cours dans un hôpital de jour de secteur. Les ouvrages lus et partagés au groupe Lecture(s) étaient choisis par le groupe. C’est ainsi que j’ai découvert une lecture originale de « La métamorphose » et que j’ai pu en mesurer les effets mobilisateurs sur un groupe de patients parmi lesquels la majorité était concernée par la psychose.
Cette nouvelle a été écrite en 1912. Elle est l’œuvre la plus connue de Kafka et probablement la plus énigmatique. Sur une centaine de pages, l’auteur nous narre la nouvelle vie de Gregor Samsa qui s’éveille un beau matin transformé en un énorme insecte (cloporte ou cancrelat), une vermine. Couché sur le dos, il ne peut se lever pour se rendre à son travail de voyageur de commerce. Plutôt que de s’interroger sur les causes de cette métamorphose, Gregor cherche à donner le change, à se comporter comme si rien n’avait changé. Il est le soutien d’une famille accablée de dettes qui ne vit que par son travail. Le fondé de pouvoir de l’entreprise vient en personne au domicile de Gregor pour savoir ce qui l’autorise à se laisser aller. Choqué par l’aspect insolite de celui-ci il quitte l’appartement et le renvoie. Le père, hors de lui, chasse sauvagement son fils et l’enferme dans sa chambre. S’apercevant de la répulsion qu’il suscite autour de lui, Gregor en arrive peu à peu à loger sous son propre lit pour échapper aux regards de ses proches. Il ne se nourrit plus que d’ordures, affectionne la saleté et fuit la lumière. Tous l’évitent, honteux d’avoir chez eux un insecte aussi répugnant. Un soir attiré par le son du violon dont joue sa sœur, il sort tout doucement de dessous son lit et, se dirigeant vers la lumière qui vient de la porte ouverte, se trouve soudain au milieu de la famille réunie et des locataires qu’ils ont trouvé pour remplacer l’argent qu’il apportait autrefois. Chacun manifeste alors son horreur et son dégoût. Son père lui lance une pomme qui s’encastre dans son dos, brisant sa carapace. Retourné dans sa cachette, Gregor finit par mourir sans que nul ne s’en aperçoive à l’exception d’une vieille domestique qui s’écrie : « Venez donc voir, il est crevé, il est là, il est couché par terre ; il est crevé comme un rat ». Sa mort est vécue comme une libération par une famille qui va pouvoir revivre sans le fardeau qu’il représentait. Sous ses apparences fantastiques vite dépassées par la force des habitudes, cette nouvelle est une allégorie que chaque lecteur peut interpréter comme il le souhaite. La métamorphose de Gregor est une fatalité qui tombe sur lui et surtout sur sa famille. Il n’y a rien à comprendre, rien à expliquer juste à sauvegarder les apparences.
« Pendant la première quinzaine, les parents n’avaient pu prendre sur eux de venir lui rendre visite, et il leur entendit souvent louer le zèle de sa sœur, en qui ils n’avaient vu jusqu’alors qu’une jeune fille inutile et dont ils se plaignaient souvent. Maintenant il arrivait fréquemment au père et à la mère d’attendre à la porte de la chambre de Grégoire que leur fille eût fini de nettoyer pour se faire raconter minutieusement à sa sortie dans quel état elle avait trouvé la pièce, ce que Grégoire avait mangé, ce qu’il avait fait de particulier cette fois-là ; ils lui demandaient encore s’il n’y avait pas un léger mieux à constater. »
L’intérêt pour les soignants
En dehors de ses qualités littéraires et de son message philosophique qui questionne le sens de la vie (forcément absurde), la lecture de cette nouvelle est un extraordinaire outil pour qui souhaite aborder d’une façon décalée les questions soulevées par les hallucinations, le délire et les réactions que ces transformations suscitent au sein d’une famille. Je me souviens encore de ma surprise, quand il y a plus de trente ans, dans le cadre du groupe de lecture, Olivia m’a dit après la découverte, à voix haute, du début du texte : « C’est exactement comme moi. Mes parents ont réagi de la même façon quand je leur ai parlé de Dieu et de la mission qu’il m’assignait. » Les membres du groupe ont surenchéri. Kafka leur parlait de leur trouble, de leur maladie, des voix, du délire (différent pour chacun), de ce qu’ils en ressentaient et de la solitude dans laquelle ils s’étaient trouvés. Confrontées à une métamorphose qui leur semblait proche, chacun s’évertuait à avoir l’air normal, à donner le change à ses proches jusqu’au moment où l’ampleur de la tâche était telle qu’ils n’y arrivaient plus. Ils s’enfermaient parfois dans leur chambre mais se retrouvaient le plus souvent à l’hôpital psychiatrique.
A méditer donc …
Dominique Friard
Notes :
1- KAFKA (F), La métamorphose, Folio
Date de dernière mise à jour : 07/11/2024
Ajouter un commentaire