Kelen J., Du sommeil et autres joies déraisonnables
Du sommeil et autres joies déraisonnables
Jacqueline Kelen
Une célébration du sommeil qui nous fait cheminer avec les ours, les sages taoïstes, les amants courtois en compagnie d’Ulysse, de Booz et Jessé, de Merlin l’Enchanteur. De quoi à la fois nourrir notre imaginaire et illustrer des séances d'ETP dédiées au sommeil.
« Le sommeil est plus subversif que périlleux. Au milieu de tous ces travailleurs, également consommateurs, qui font marcher la machine sociale, le dormeur apparaît comme un provocateur. Il tourne le dos à la fois à la collectivité et à l’efficacité. Il échappe à la compétition, au rendement et à l’argent. Il remet en question la loi du travail, inséparable de la condition humaine depuis qu’Adam et Eve se sont fait chasser de l’Eden. Selon l’analyse magistrale de Nietzsche, le discours sur le travail bienfaisant vise à anéantir l’individualité : « un tel travail constitue la meilleure des polices, il tient en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consomme une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine. Il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières … » (p.81)
L’auteur
Diplômée de lettres classiques, Jacqueline Kelen, née en 1953, a été productrice d'émissions à France Culture pendant vingt ans. Elle a animé pendant une quinzaine d'années des séminaires d'expression orale et de communication dans l'enseignement supérieur, pour des jeunes âgés de 18 à 25 ans. Elle consacre la plupart de ses livres et de ses séminaires au déchiffrement des mythes de la tradition occidentale et à l'étude de la voie mystique. Parmi ses ouvrages à succès, on peut citer au sein d’une bibliographie particulièrement riche : « Les larmes » (Alternatives 1997), « Le sein » (Alternatives 1997), « Marie-Madeleine, un amour infini » (Albin Michel, 1982), « Aimer d’amitié » (Robert Laffont, 1992), « La déesse Nue » (Le Seuil 2000), « L’esprit de solitude » (Renaissance du livre 2001) qui a obtenu le prix Alef (2) 2002 des libraires du mieux-être et de la spiritualité, soit plus de 70 ouvrages en quelques 40 ans.
« Pendant des siècles, les hommes se sont passés du lit -ce meuble fixe, solide, à surface délimitée. Parce qu’ils n’étaient pas assez riches pour en posséder un. Et parce qu’il leur semblait tout naturel de s’allonger sur le sol pour dormir -sur des feuilles, des fourrures ou des herbes sèches. Le sommeil civilisé, en quelque sorte domestiqué par le lit, a certainement beaucoup perdu de sa puissance en s’éloignant de la nature, des rythmes de la terre. Et nombreux sont les citadins qui ne fermeraient pas l’œil s’ils devaient coucher à la belle étoile ou sur le sol d’une grange. Jamais aucun somnifère ne nous donnera nos racines et nos frondaisons. » (p.142)
L’ouvrage
« Le sommeil, écrit Kelen, a même réussi l’exploit durable d’échapper à l’Histoire, aux investigations des ethnologues et des anthropologues. Très rares sont les livres sur le sommeil. Ce qui existe, ce sont des ouvrages sur le rêve ou sur les mécanismes neurophysiologiques du sommeil, des études sur le lit, sur la chambre à coucher et les façons de dormir, enfin une grosse littérature sur l’insomnie. » C’est pour cette raison que nous avons choisi de vous présenter cet ouvrage. Kelen a composé un éloge au sommeil, une façon de l’apprivoiser en lui « faisant de menues offrandes de mots et d’images, en édifiant de subtils pavillons d’amour, où il pourrait se reposer. »
Avant de vous embarquer pour cette lecture, il vous faut abandonner toutes vos certitudes. Il vous faut mettre entre parenthèses votre savoir médical, vos certitudes relatives à la psychanalyse (Kelen n’y connaît rien mais tranche avec une désarmante mauvaise foi), et l’idée même que le rêve est nécessaire au sommeil. Attention cet ouvrage est piégé. Kelen est une mystique sans vergogne, sans état d’âme. Elle n’hésite pas à truffer son texte de messages subliminaux à destination des alchimistes qui la liraient. On a parfois l’impression (justifiée) qu’un texte souterrain court sous les mots, sous les phrases.
Quoi qu’il en soit, laissez-vous glisser dans le texte comme on glisse insensiblement vers le sommeil. Les yeux se ferment, des images naissent. Ne cherchez pas à les chasser. Laissez-vous aller. C’est à un exercice de « Lâcher prise » que Kelen nous convie. Une forme au fond assez proche de celle d’un Delerm et de sa première gorgée de bière.
Vous êtes prêt ?
Embarquement, c’est le titre de la première escale. Des « bains de sommeil » lui succèdent. « Les dormeuses, les enchantées », ces femmes qui dorment sous le regard des hommes qui n’y comprennent rien, susciteront en vous des images de sensualité, de mystère. Les hommes dorment aussi comme le « bienheureux Endymion », aimé par Séléné, la Lune, qui le fit dormir d’un éternel sommeil. Endymion reposerait dans une grotte de Carie, où il n’est visité que par la tendre lueur de Lune. Il repose ainsi éternel, étranger à tout vieillissement, à toute corruption. Kelen convoque les mythologies afin de rendre hommage au sommeil. Vous apprendrez les histoires que la Nuit raconte aux Sages. Elle convoque la littérature. Vous cheminerez en compagnie de Borges, de Giono, de Bachelard, cet apôtre des rêveries en tous genres, de Breton, de Desnos, de Dante ou de marguerite Duras, à moins que tel Don Quichotte vous ne partiez à l’assaut de moulins à vent pour les doux yeux de Dulcinée de Tobolos.
Kelen ne se borne pas à écrire l’éloge du sommeil, elle se veut subversive. « Vous avez remarqué ? De nos jours il faut gérer. Gérer non seulement son argent mais son temps, ses ressources et, pire ses émotions, ses rencontres. Et bien sûr son sommeil. … En fait, la « gestion » fait de l’individu un robot privé de sentiments et d’émotions, un homme prévisible et fonctionnel. Moi je ne cherche surtout pas à gérer : j’aime trop que la vie, les amis entrent dans mes livres sans s’annoncer. J’aime trop l’inconnu pour vouloir l’endiguer, et j’aime trop les sommeils pour les insulter avec des somnifères. »
Le gestionnaire est un insomniaque qui cherche à tout contrôler. Le dormeur renonce, un temps, au monde. « Où l’homme est-il davantage lui-même ? Dans l’illusion de sa maîtrise, dans la perte de ses facultés ? A l’intérieur des frontières ou dans l’abîme ? » C’est par le sommeil que tout commence, nous rappelle Kelen, en convoquant force mythes de création. Les temps endormis dont elle nous propose la chronique sont temps de fondation.
L’intérêt pour les soignants
Un ouvrage donc pour réaliser un saut de côté.
Un ouvrage qui nourrit l’imaginaire, qui suscite des sensations. Dieu qu’il est doux de s’endormir dans la douce chaleur de la femme aimée ! Un ouvrage à lire à haute voix. Le soir ou la nuit afin de bercer quel qu’insomniaque qui ne se résout pas à accepter le sommeil.
Comment ne pas y songer après avoir vu « Dream Scenario » le film écrit et réalisé par Kristoffer Borgli, avec Nicolas Cage dans le rôle principal ? Paul Mathews, un professeur de biologie de l’évolution, commence à apparaître dans les rêves de personnes inconnues. Il s’agit parfois de rêves agréables mais le plus souvent de cauchemars. Le film tire l’histoire vers Internet et les réseaux sociaux mais laisse de côté les conséquences de cette présence sur le sommeil lui-même qui doit bien avoir quelque chose à voir avec la biologie de l’évolution que le personnage principal n’interroge guère. Au fond ce qui manque à ce film finalement assez plat se retrouve dans l’ouvrage de Kelen. La chair du sommeil.
Un ouvrage pour le jour, pour la nuit, pour les soins. Un voyage aussi tendre, aussi voluptueux qu’un édredon. Un ouvrage à partager en cours, avec les étudiants, comme Mathews le fait dans une séquence hélas trop rare où les récits de rêves ne réussissent pas à être interrogés réellement. Un certaine forme de soins se dessine là qu’il conviendrait de comparer avec la séance de thérapie cognitivocomportementale proposée aux mêmes étudiants, traumatisés, quelque temps plus tard. A comparer avec la fin du film qui illustre que le néolibéralisme est prêt à tout pour vendre ses produits, y compris à reprendre les mots et les pratiques du développement personnel.
Un ouvrage qui enrichira une séance d'éducation thérapeutique du patient et contribuera à sortir de l'aspect strictement médical du sommeil et invitera à la rêverie et pourquoi pas à la reelaxation annonciatrice de détente.
Dominique Friard
Notes :
1 - KELEN (J), Du sommeil et autres joies déraisonnables, La renaissance du livre, Les chemins de la connaissance, Tournai 2003.
2 – Association des Librairies Esotériques de France.
Date de dernière mise à jour : 02/01/2024
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