Klemperer V., LTI, la langue du IIIe Reich

LTI

La langue du IIIe Reich

Victor Klemperer

Lti

Un ouvrage qui décrit de l'intérieur comment le nazisme et le totalitarisme s'insinuent dans la langue et s'inscrivent au plus intime de chacun. Certaines des techniques utilisées permettent, aujourd'hui, au néolibéralisme (et au neomanagement) d'installer son emprise sur nos vies. 

« Le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente. […]

Mais la langue ne se contente pas de poétiser et de penser à ma place, elle dirige aussi mes sentiments, elle régit tout mon être moral d’autant plus naturellement que je m’en remets inconsciemment à elle. Et qu’arrive-t-il si cette langue cultivée est constituée d’éléments toxiques ou si l’on en a fait le vecteur de substances toxiques ? Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir. » (p.47)

L’auteur

Victor Klemperer (1881-1960) est un écrivain et philologue allemand. Romaniste éminent, il est l’auteur d’une « Histoire de la littérature française au XVIIIe siècle » et de l’essai que nous présentons ici « Lingua Tertii Imperii », décryptage de la novlangue nazie utilisée comme moyen de propagande.

Il étudie la philosophie et la philologie des langues romanes et germaniques à Munich, Genève, Paris et Berlin. En 1906, il épouse Eva Schlemmer, pianiste et musicologue. En 1912, il se convertit au protestantisme. Il réussit son doctorat la même année et obtient deux ans plus tard l’habilitation à enseigner.

En 1914 et 1915, il travaille comme lecteur à l’université de Naples et s’engage ensuite comme soldat, il est affecté dans l’artillerie puis dans la censure militaire. De 1925 à 1931, il publie quatre volumes sur la littérature française de Napoléon à nos jours.

Après l’arrivée des nazis au pouvoir, il se voit interdire le droit d’enseigner en raison de ses ascendances juives ; il est converti depuis longtemps au protestantisme et baptisé. Il est mis à la retraite d’office en 1935 en tant que « non-aryen ».

Son journal personnel qu’il avait commencé avant 1933 devient alors un moyen intellectuel de survie. Il y note, jour après jour, en philologue, ce qu’il désigne comme « les piqûres de moustique » des humiliations et interdictions imposées par le régime et toutes les manipulations des nazis sur la langue allemande.

Pendant la période du national-socialisme, il vit à Dresde. A partir de 1940, avec son épouse Eva, il est contraint d’habiter successivement dans trois « maisons de Juifs » (« Judenhaus », immeuble ou maison particulière dans lesquels sont regroupés les Juifs pour les isoler du reste de la population). Le fait que son épouse soit aryenne lui permet d’échapper à la déportation en camp d’extermination jusqu’au 13 février 1945, du fait d’une décision secrète du gouvernement nazi qui veut éviter des troubles inutiles à propos des couples mixtes. Mais à cette date (février 1945) les autorités décident de déporter aussi les « couples mixtes », alors que le camp d’Auschwitz-Birkenau est déjà aux mains des soviétiques. Eva et Victor ne doivent leur survie qu’au bombardement de Dresde ; l’attaque aérienne étant survenue le soir même dans la nuit du 13 au 14 février 1945. Survivants par miracle à la destruction de la ville, ils décident alors, sous l’impulsion d’Eva qui arrache l’étoile jaune du manteau de son mari, de profiter de la confusion pour s’enfuir dans une Allemagne en proie au chaos et à la déroute.

Ils reviennent à Dresde en juin 1945, se réinstallent dans leur ancienne maison. Klemperer rédige alors son livre, LTI, qui est publié en 1947.

Préférant passer le reste de leur vie avec les « rouges » qu’avec les anciens « bruns », ils adhèrent au parti communiste. De 1947 à 1960, il enseigne aux universités de Greifswald, Halle et Berlin. Membre titulaire de l’Académie des Sciences il essaya de donner à la langue française une place convenable en RDA.

« En 1936 déjà, un jeune mécanicien qui, à lui seul, était venu à bout d’une réparation délicate et urgente sur mon carburateur me dit ceci : « N’ai-je pas bien organisé ça ? » Il avait tellement dans l’oreille les mots « organisation » et « organisé », c’est-à-dire réparti par un coordonnateur entre les membres d’un groupe discipliné, que pour la tâche qui lui était propre et qu’il avait achevée tout seul, aucun des mots simples et pertinents comme « travailler », ou « accomplir », ou « exécuter », ou tout simplement « faire » ne lui étaient venus à l’esprit. » (p.193)

L’ouvrage

« LTI » est d’abord « un sigle joliment savant » qui parodie les nombreuses abréviations mises en usage par le Troisième Reich. Il est tout aussi incompréhensible qu’elles, ce qui peut se révéler fort pratique lors d’éventuelles mais fréquentes perquisitions de la Gestapo (la moindre note critique envers Hitler et l’hitlérisme, dont les pages du journal sont emplies, entraînerait en cas de découverte la déportation vers le camp de concentration).

Ce livre prouve, s’il en était besoin, qu’il est possible d’effectuer des travaux de recherche pertinents avec peu de moyens et dans des conditions extrêmes, ce qui n’est pas une raison pour diminuer les moyens dédiés à la recherche.

Les nazis sont loin d’être les seuls à avoir travaillé la langue à des fins manipulatoires. Le communisme soviétique a utilisé les mêmes techniques. Plus proche de nous, le néolibéralisme procède de la même manière. Contrôler la langue, c’est contrôler la pensée elle-même. George Orwell, dans son roman « 1984 » dénonce cette novlangue au même moment que Klemperer.

Plus près de nous, en 2020, l’historien Johann Chapoutot, dans « Libres d’obéir : le management, du nazisme à aujourd’hui » montre que le néomanagement utilise les mêmes techniques que le nazisme. Il faut lire ou relire Klemperer pour en repérer les effets.  A titre d’exemple, parler de guerre d’Israël contre le Hamas, c’est considérer que tous les Palestiniens sont membres du Hamas et donc des terroristes, au moins en puissance, et qu’il est donc légitime de les bombarder, ce que l’expression utilisée tend à vouloir gommer. La punition n’est pas ciblée mais collective. Que l’extrême-droite israélienne utilise l’expression fait partie de son cahier des charges, d’une certaine façon ; que les médias français la reprennent, telle quelle, est plus problématique.

Le monde du soin n’échappe pas à cette emprise. Ainsi pouvons-nous repérer, par exemple, que les mots « aide » ou « accompagnement » se substituent de plus en plus au mot « soin », contribuant à déprofessionnaliser le soin, notamment en psychiatrie. Camille Bernardini, Pascal Levy, Laurent Rigaud, Anaïs Sparagna, Sebastien Firpi l’illustrent dans un texte disponible sur ce site : Moment de décontamination de la novlangue managériale (serpsy1.com)

L’ouvrage est composé à partir du journal que Klemperer tient depuis l’âge de 16 ans. Ses notes de 1933 à 1945 ont pris une importance accrue dans le contexte dans lequel il est pris. Ces pages écrites à la sauvette sont immédiatement transmises à Eva (à laquelle Klemperer dédie son ouvrage) qui les cache chez des amis de confiance. Elles constituent pour l’auteur la seule forme d’activité intellectuelle dont les nazis n’ont pu le priver. Sevré de livres et de journaux comme juif, Klemperer travaille sur la langue en tant que matériau. Dans son journal, il consigne tout ce qui dans son quotidien distingue la germanité authentique du nazisme qui prétend l’incarner. Klemperer n’a jamais remis en cause sa vision de l’Allemagne, ni sa propre germanité.

Il aborde le 3ème Reich sous l’angle de la langue, qu’il considère comme le moyen de propagande le plus efficace ainsi que le meilleur révélateur de sa nature profonde.

Avant de débuter, cette présentation de LTI, précisons pour les non-germanistes, que l’allemand permet de créer des mots composés par l’ajout de différentes prépositions, et même de mots, pour en composer de nouveaux et les locuteurs ne s’en privent pas. Ainsi, les mots « Wagen » voiture et « Volks » le peuple ont permis de créer un nouveau mot : « la Volkswagen », la « voiture du peuple », à entendre au sens politique du mot peuple, abondamment utilisé dans une foule de mots nazis et d’expression : « Ein Volk, ein Reich, ein Fuhrer » (Un seul peuple, un seul Etat, un seul chef). La voiture du peuple est donc aussi la voiture de l’Etat et du Chef, les trois étant étroitement intriqués comme une sorte de Trinité.

Les nazis ont utilisé cette possibilité pour « inventer » des mots destinés à nourrir leur propagande. Il y a donc eu une langue nazie. Ce sont les particularités de cette « novlangue » que Klemperer a consciencieusement notées, ce qui lui permit de garder son esprit critique et de résister individuellement à l’emprise du régime hitlérien.

« Mais lorsqu’on a exercé une profession pendant des décennies, et qu’on l’exercée avec plaisir, on est finalement plus imprégné par elle que par tout le reste : et c’est donc littéralement et au sens proprement philologique à la langue du IIIème Reich que je m’accrochais le plus fermement, et c’est elle qui constituait mon balancier pour surmonter le vide des dix heures d’usine, l’horreur des perquisitions, des arrestations, des mauvais traitements, etc. »

La langue nazie a survécu à la chute d’Hitler, c’est le premier constat de Klemperer. L’ouvrage débute alors que l’Allemagne est en plein processus de « dénazification », terme qui n’est pas lui-même sans rappeler la construction de nombreux termes de la LTI construit sur le préfixe de distanciation « ent » en allemand «  » en français (« désencombrer », « désobscurcir »). On peut, au passage, se souvenir que Attal, Premier ministre français, en janvier 2024, a utilisé une triade de mots en « dé » : « désmicardiser », « déverrouiller », « débureaucratiser ».

« J’ai souvent été frappé par la manière dont les jeunes gens, en toute innocence et dans un effort sincère pour remédier aux lacunes et aux égarements de leur éducation laissée en friche, s’accrochent aux modes de pensée du nazisme. Ils n’en ont absolument pas conscience ; les habitudes de langage d’une époque révolue, qu’ils ont conservées, les séduisent et les induisent en erreur. »

La langue nazie, comme la langue soviétique et comme la langue néolibérale, est pauvre. On veille avec une tyrannie organisée dans ses moindres détails, à ce que la doctrine du national-socialisme demeure, en tous points, et donc aussi dans sa langue non-falsifiée.

« Toute langue qui peut être pratiqué librement sert à tous les besoins humains, elle sert à la raison comme au sentiment, elle est communication et conversation, monologue et prière, requête, ordre et invocation. La LTI sert uniquement à l’invocation. A quelque domaine, privé ou public, que le sujet appartienne -non, c’est faux, la LTI ne fait pas plus de différence entre le domaine privé et le domaine public qu’elle ne distingue entre langue écrite et orale-, tout est discours et tout est publicité. « Tu n’es rien, ton peuple est tout » dit un de leurs slogans. Cela signifie : « Tu n’es jamais seul avec toi-même, jamais seul avec les tiens, tu te trouves toujours face à ton peuple. » »

Des mots nouveaux font leur apparition, des mots anciens acquièrent une nouvelle signification ou de nouvelles combinaisons se créent, qui se figent rapidement en stéréotypes. Les Juifs de l’étranger, en particulier les Juifs français, anglais et américains sont appelés à tout bout de champ les « Juifs mondiaux ». Tout aussi fréquemment est utilisée l’expression « judaïsme international ».

Comment ne pas faire le lien avec des expressions telles « qu’ultra-gauche » ou « islamo-gauchiste » ?

Une cérémonie officielle est un chose qui appartient à l’histoire nationale qui doit être constamment gardée dans la mémoire d’un peuple. A propos d’histoire « Le national-socialisme a fait preuve d’une prodigalité démesurée. Il se prend tellement au sérieux, il est tellement convaincu de la pérennité de ses institutions, ou veut tellement en convaincre les autres, que chaque vétille qui le concerne, tout ce à quoi il touche acquiert une signification « historique ». »  La victoire d’une voiture de course allemande est historique (comme le nombre de médailles françaises aux J.O ?), l’inauguration d’une autoroute est historique, et chaque route, chaque tronçon est inauguré. Chaque jour de son existence est historique.

Les nazis ont remis au goût du jour certaines Runes du Moyen Âge, c'est de là que vient le sigle en éclair des SS. Là, le but était de faire croire à toute la population que le nazisme n'était pas nouveau mais qu'il était issu de l'Allemagne ancienne, qu'il incarnait la vraie Allemagne. Et que sur les décombres de la crise de 1929, le IIIe Reich durerait 1 000 ans.

Klemperer souligne aussi l'importance chez les nazis du vocabulaire organique pour décrire la société comme un ensemble vivant, tendance préférée volontairement à une pensée systémique. Dans un ordre d’idée assez proche, Klemperer note la profusion de termes techniques, de termes qui mécanisent l’homme pour mieux asservir son esprit. Notre époque n’échappe pas à ce type de manipulation, ce n’est plus la machine mais l’informatique qui colonise notre pensée. Ainsi, sommes-nous aujourd’hui invités à changer nos logiciels de pensée.

Nous pourrions évidemment multiplier les exemples. L’idéologie travaille en permanence la langue. Victor Klemperer en décrit les mécanismes à l’œuvre dans la langue nazie mais il ne faudrait pas croire que nous sommes immunisés. Le néolibéralisme et le néomanagement contemporain font le même travail de sape.

L’intérêt pour les soignants

Le chercheur qui travaille dans le domaine de la santé, le soignant doit être en permanence vigilant quant aux mots qu’il utilise. Chercher l’étymologie des mots, leurs emplois originaux, retracer leur évolution constitue une démarche de salubrité publique. L’industrie pharmaceutique, ses experts rémunérés, les hautes autorités de tous poils travaillent le langage en permanence, pour leurs propres intérêts. Nous avons un devoir de vigilance.     

D. Friard

 

Date de dernière mise à jour : 26/08/2024

Ajouter un commentaire