Morel G., Tueuses
Tueuses
Du crime au féminin : clinique, faits divers et thrillers
Geneviève Morel
Le meurtre a-t-il un genre ? Existe-t-il des aspects spécifiquement féminins dans l’homicide ? L’ouvrage tente de répondre à ces questions en mobilisant la parole de femmes qui nomment après coup l’enjeu de leurs crimes et en les mettant en résonnance avec un film dont l’héroïne est une tueuse.
« Ainsi, dans La guerre n’a pas un visage de femme, l’écrivaine biélorusse et prix Nobel de littérature Svetlana Alexievitch a recueilli les témoignages de soldates de l’armée soviétique pendant la Seconde guerre mondiale. Bien que largement minoritaires, ces engagées étaient près d’un million, disséminées dans différents corps d’armes. Alors que « nous croyons tout savoir de la guerre », nous restons « prisonniers » d’images, de sensations et de mots « masculins » de la guerre, juge Alexievitch, qui pense que ces femmes détiennent une autre face de l’histoire de la guerre. Si elle ne parle pas de fantasmes ni de symptômes féminins, elle l’évoque pour nous lorsqu’elle souligne l’existence dans ces témoignages, d’une altérité de leur rapport au réel : bien que « personne n'attend(e) de cette exploration la moindre découverte, écrit-elle, les récits de femme sont d’une autre nature et traitent d’un autre sujet. La guerre « féminine » possède ses propres couleurs, ses propres odeurs, son propre éclairage et son propre espace de sentiments. Ses propres mots enfin ». » (p.16).
L’autrice
Geneviève Morel, née en 1952, est une psychanalyste française qui a fait des études de mathématiques (DEA, agrégation) et de philosophie (licence). Ancienne élève de l’Ecole normale supérieure, elle soutient une thèse de doctorat en psychologie clinique et psychopathologie (Anthropologie psychanalytique à Paris VII). Elle enseigne en classes préparatoires aux grandes écoles. Parallèlement, elle entreprend une analyse et une formation analytique à L’Ecole de la cause freudienne dont elle devient membre puis analyste membre de l’école (AME).
Elle est membre du Champ freudien et de l’Association Mondiale de psychanalyse, dont elle démissionne en 1999 pour participer à la fondation de l’ALEPH (Association pour l’étude de la psychanalyse et de son histoire) et du Collège des psychanalystes des psychanalystes d’ALEPH dont elle est l’actuelle présidente.
Elle est rédactrice-en-chef de la revue de psychanalyse Savoirs et clinique, membre du CFAR (Center for Freudian Analysis and Research, Londres) et du CRIMIC (Centre de Recherche Interdisciplinaire sur les mondes ibériques contemporains), de l’équipe d’accueil 2561 rattachée à l’école doctorale IV (de Paris IV), Civilisations, cultures, littératures et sociétés.
Elle anime un ciné-club « Crime et folie » au cinéma les 3 Luxembourg à Paris.
« En ce qui concerne les crimes sans délire constitué […] Lacan note, en se penchant sur le problème de la dangerosité, que l’absence de délire au moment d’un meurtre ne signifie pas pour autant qu’il n’existe pas d’ « anomalie psychique » chez l’auteur : « l’impulsion homicide » peut résumer « toute la pathogénie » d’un criminel et le meurtrier constituer « à lui seul tout le tableau sémiologique » de cette anomalie, même si l’on découvre après l’acte un riche passé symptomatique, resté jusque-là inaperçu. Au fond, un crime et son contexte peuvent receler en eux-mêmes la pathologie de l’auteur, laquelle avait échappé à ses proches qui n’avaient observé aucun délire. Et, paradoxalement, une normalité excessive de la conduite et du discours est le signe d’une possible pathologie grave […]. Tout cela implique que l’absence de délire de l’auteur d’un crime ne suffit en aucun cas à conclure qu’il est pleinement responsable de son acte d’un point de vue juridique. » (p. 117)
L’ouvrage
La part féminine de la population carcérale n’a cessé de décroître, en France, à l’époque contemporaine : actuellement de moins de 4 %, elle était d’un tiers à la fin du XVIIIème siècle et de 20 % vers 1850. Cette proportion minoritaire a engendré les postulats naturalistes de la criminologie au XIXème siècle : « La douceur, la pudeur et la passivité de la femme vouée à la maternité s’opposeraient à l’impétuosité de la violence virile susceptible d’engendrer le crime. » Ces préjugés ont comme corollaire que celle qui cède à la violence est érigée comme une figure monstrueuse d’exception à la nature.
Les variations des chiffres dues à la classification pénale et à l’évolution des mœurs rendent complexe la définition d’infractions spécifiquement liées au genre. « L’avortement, toléré avant d’être criminalisé puis moins lourdement pénalisé, et enfin autorisé, disparaît, comme le vol, devenu un simple délit, des statistiques du crime ; l’infanticide, un crime qu’on attribuait aux femmes, est aujourd’hui statistiquement partagé entre les deux sexes. Seul le viol reste largement l’apanage des hommes. »
G. Morel va donc porter sa recherche sur les homicides.
Les femmes tuent moins qu’elles ne sont tuées : victimes de 81 % des morts violentes au sein du couple, elles ne représentent que 16 % des auteurs. Les femmes résistent au crime.
Pourquoi « Tueuse » ?
Le terme est plus précis et restrictif de « criminelle », il « suppose un acte extrême, rare et irrémédiable, propre à lettre en lumière les particularités de son autrice. ». A une exception près, la part clinique de l’ouvrage se réfère à des cas de femmes inculpés ou condamnées pour homicide (ou tentative d’homicide) ou violences volontaires ayant entraîné la mort (ou de graves séquelles). Les actes ont été commis dans un cadre familial : la victime en est le compagnon, l’enfant, la mère. Il en est de même pour les films, à part La cérémonie (massacre des patrons) et Les tueurs de la lune de miel (assassinats de femmes en série).
Le titre souligne également la prééminence de l’intérêt porté à l’autrice du crime, même si c’est à cause de celui-ci que l’on parle d’elle. Cette priorité ressort de la démarche psychanalytique (ou de soin) qui s’appuie sur la parole de l’auteur de l’acte. L’acte « veut dire » au travers d’un geste qui change définitivement son auteur. « C’est de cette personne, qui n’est pourtant plus la même que celle qui a commis l’acte, qu’on attend qu’elle l’éclaire après coup. » En écoutant, en s’intéressant à son inconscient au-delà des faits la psychanalyse ouvre un nouveau champ de savoir. Le psychanalyste traite le criminel comme un sujet qui peut répondre de ses actes, qui a du moins quelque chose à en dire, même dans les cas où la société l’a jugé irresponsable. « La psychanalyse ne déshumanise pas le criminel car elle le crédite d’une vérité et d’un aperçu singuliers sur l’acte et ses prémices. » Nous pourrions écrire la même chose à propos du soin.
Dans le cadre d’un séminaire de recherches cliniques, alors qu’elle commençait à s’entretenir avec des personnes incarcérées, dans une UHSA (Unité Hospitalière Spécialement Aménagée) l’autrice rencontre Estella qui a criblé de coups de couteau une cousine de son mari devant ses enfants. Cette rencontre lui a donné envie d’entreprendre une recherche sur les femmes tueuses.
Chaque chapitre du livre est introduit par un thriller, une fiction cinématographique. La vérité de la parole de l’autrice d’un meurtre s’éclaire du rapprochement avec la fiction cinématographique, tandis que le réel cerné par les entretiens psychanalytiques résonne avec la part « extime » du personnage de criminelle livré par le cinéaste.
Pour cerner la spécificité du meurtre au féminin -sans pour autant présupposer son existence- l’autrice n’est pas partie d’une classification des crimes, juridique ou par type de victimes, mais de termes, relevés dans le discours des autrices, qui l’ont frappée par leur résonnance inconsciente. Ces mots ont donné leur titre aux chapitres, qui entrelacent autour d’eux films et histoires cliniques : Mot, Pitié, Frère, Sexe, Deux, Mal, Vengeance, Séparation, Cramponnement, Inceste.
Si la diversité des tueuses et la singularité de leurs expériences criminelles rendent difficile tout regroupement à des fins de classification, y compris genrée, quelques lignes peuvent cependant être tracées et des regroupements effectués. Avant d’aller plus loin, précisons que la grille de lecture est lacanienne. S’il n’est pas nécessaire d’être un spécialiste, une certaine connaissance des concepts lacaniens permet de mieux cheminer avec l’autrice qui en explique le plus possible les grandes lignes.
L’autrice retrouve chez certaines tueuses l’existence d’épisodes d’enfance fondateurs et avant-coureurs de leurs meurtres ultérieurs, elle note aussi la réitération ou la répétition d’évènements violents ou criminels avant un meurtre.
Elle repère que des meurtrières (et meurtriers) souffraient d’un état mélancolique bien avant de commettre leurs crimes. La folie n’est pas toujours mélancolique, le délire peut être aussi paranoïaque, hallucinatoire ou mélancolique. Si la folie peut prédisposer au passage à l’acte, « il n’y a nulle équivalence entre folie et crime et il existe même un saut qualitatif de l’une à l’autre. » Les délires à deux peuvent également favoriser un passage à l’acte accompli en commun. Elle relève également la prééminence d’une image qui précipite l’acte.
Si la séparation forcée, la trahison ou la jalousie sont des motifs universels de meurtres, leur version féminine a des spécificités : la parole trahie, une face « prête à tout », l’enfant-kakon (l’enfant-objet prend la valeur d’un mal à éliminer), les séparations mère-fille-mère impossibles autrement que via le passage à l’acte et les ravages suscités par les attentes déçues de la fille qui aboutissent à une haine de sa mère qui peut devenir mortelle.
« Si un crime n’est pas réductible à un délire, c’est parce qu’il n’est pas du même ordre que ce dernier. En effet, un acte n’équivaut pas à une pensée, qu’elle soit « normale » ou « folle ». Davantage, un acte ne résulte pas de la conclusion d’une délibération mentale comme on se l’imagine lorsque l’on croit au libre-arbitre. La séquence continue : réflexion, délibération, acte, qui ressort de l’idée de préméditation, est dans la plupart des cas une illusion. Il y a en effet une rupture entre l’avant et l’après d’un acte, un saut qualitatif. Qui n’a jamais fait le contraire de ce qu’il croyait pourtant avoir mûrement décidé ? Lacan dit que le sujet disparaît dans son acte : le sujet d’après l’acte ne sait plus ce qu’a fait le sujet d’avant, et il faut un long travail mental à l’auteur d’un crime pour retracer les chemins qui l’ont amené à passer à l’acte. C’est parfois impossible. Ce déni est structural et ne doit pas être confondu comme cela arrive fréquemment, avec un mensonge destiné à égarer l’interlocuteur ou à échapper au verdict de la justice. » (pp. 117-118)
L’intérêt pour les soignants
Les meurtres accomplis « en état de démence » sont suffisamment rares (notamment dans leur version féminine) pour que l’on puisse passer toute une carrière en psychiatrie sans jamais rencontrer de patients meurtriers (et a fortiori de meurtrière), sauf, évidemment, si l’on exerce en SMPR, en UHSA ou en UMD. Si j’ai soigné, à l’hôpital ou en ville, quelques patients qui ont été meurtriers, je ne me souviens que de trois patientes meurtrières. Je n’ai pas eu à accomplir de soins directs pour deux d’entre elles (une avait accompli un infanticide et l’autre aurait pu être une émule des sœurs Papin), pour la troisième j’ai mené un type de travail proche de celui décrit par G. Morel et si je l’avais lue à ce moment, ma tâche en aurait été largement facilitée (toute proportion gardée). Je me souviens des discussions générées par leur prise en charge, je me souviens que mes collègues soignants -toutes professions confondues- étaient envahis par la monstruosité des actes accomplis qui déteignaient sur leur autrice. Ils en étaient littéralement interdits voire fascinés. Faute de travailler sur la logique à l’œuvre dans les actes accomplis, ils étaient obsédés par le risque de récidive mais sans pouvoir mettre en œuvre les soins d’écoute qui auraient pu permettre d’en limiter le risque. Il y avait là quelque chose d’impensable. L’ouvrage de G. Morel permet d’en penser quelque chose, de repérer quelque logique dans les actes accomplis, d’identifier quelques moteurs qui semblent agir ou font agir les autrices de ces actes qui ne sont plus simplement monstrueux mais font partie, que cela nous plaise ou non, des virtualités d’un être humain. Tirant partie des deux premières rencontres, j’ai pu proposer à la troisième une série de sept entretiens biographiques qui ne levèrent pas la totalité du mystère mais suffirent à lui permettre de rester dans le registre de l’humain.
Geneviève Morel nous montre qu’il est possible et souhaitable d’écouter les sujets, aussi monstrueux nous paraissent-ils, sans renoncer à tenter de penser ce qui les meut. Nous ne nous embarquons pas sans biscuits : de solides références théoriques, la littérature et le cinéma nous serviront de petits cailloux.
En psychiatrie, c’est une belle ambition.
Dominique Friard
Date de dernière mise à jour : 01/11/2024
Ajouter un commentaire