Rogers C., La relation d'aide et la psychothérapie
« La relation d’aide et la psychothérapie »
Carl Rogers
L’ouvrage fondateur des thérapies dites humanistes qui se caractérisent par la non-directivité, qui récusent tout a priori de jugement, de soutien et de contrôle.
« Une autre limite de la relation, qui ne s’applique pas qu’à la thérapie de jeu avec de jeunes clients, est la limitation des préjudices et des dégâts aux personnes et aux biens. Bien que l’enfant soit autorisé à la plus totale liberté pour exprimer et faire agir son hostilité dans un cadre donné (une certain pièce avec certains matériaux), ce n’est pas une liberté aveugle. On pourrait donner de nombreux exemples : « Nous pouvons faire tout le bruit que nous voulons ici, mais pas dans le hall. » « Vous pouvez jouer avec tout ce qu’il y a sur l’étagère, et en faire ce que vous voulez, mais nous ne jouons pas avec les livre et les choses qui sont sur cette autre étagère. »
Dire simplement : « Je sais que vous vous sentez très en colère contre moi ce matin », suffit en général pour prévenir l’attaque contre le thérapeute, parce que le besoin d’attaque est affaibli quand le sentiment est reconnu. De temps en temps, cependant, il peut être nécessaire d’exprimer verbalement la limite : « Vous avez le droit d’être aussi fou de rage contre moi que vous voulez, mais vous n’avez pas le droit de me frapper. »
Les thérapeutes débutants ne sont pas sûrs que l’enfant, en particulier, l’enfant avec des problèmes d’inadaptation, acceptera ces limites. A nouveau, ils sous-estiment la valeur d’une situation clairement définie, bien structurée. Les seuls cas, à ma connaissance, où les limites ont été ouvertement et complètement défiées (ces cas sont presque toujours analysés et vérifiés) sont ceux où le relation thérapeutique a été très mal prise en main. » (p.109)
L’auteur
Carl Ransom Rogers (1902-1987) a grandi dans une famille chrétienne dont la foi se traduit au quotidien par un grand sens du devoir. Il étudie l’agriculture à l’université pendant deux ans avant de changer d’orientation et de se consacrer à la vie religieuse. Il devient pasteur. De nombreuses expériences, dont un voyage en Chine en 1922, le font douter de sa vocation et de la religion en général. Il change encore d’orientation et débute des études de psychologie. Docteur en psychologie en 1931, il travaille douze ans à Rochester à prévenir la cruauté envers les enfants. En 1939, on lui offre une chaire de professeur à l’université d’Ohio. Il est fortement influencé dans la construction de son approche centrée sur le « client » par la pratique psychothérapique du psychanalyste Otto Rank, disciple direct de Freud et notamment par celle de sa disciple Jessie Taft, clinicienne et « éducatrice spécialisée ».
Il publie « Counseling and Psychotherapie : Newer Concepts in Practice » (titre original de l’ouvrage présenté). En dehors des idées développées, c’est la première fois qu’une transcription complète d’une thérapie est publiée. Pour enregistrer une thérapie, il fallait, à l’époque, deux enregistreurs à disque (de 78 tours) qui devaient être changés toutes les 3 minutes !
En 1945, il crée à l’université de Chicago un « centre d’aide personnelle » et publie en 1951 « Client-Centered-therapy » qui retrace cette expérience. Il fonde, en 1968 le « Center for Studies of the Person » où il restera jusqu’à sa mort un « résident associé ». Avec A. Maslow (1908-1970), il a été un des pionniers du mouvement nommé « psychologie humaniste ». Il fait partie des auteurs qui ont remis en question la montée du maccarthysme dans les années 1950 dont il a critiqué les affinités rétrogrades.
Les dernières années de Rogers ont été consacrées à l’application de son approche aux situations d’oppression politique ce qui l’a conduit à voyager dans le monde entier. A Belfast, en Irlande du Nord, il a réuni des protestants et des catholiques influents, en Afrique du Sud des Noirs et des Blancs, au Brésil, des personnes passant de la dictature à la démocratie. Son dernier voyage, à 85 ans, a eu lieu en Union soviétique où il a donné des conférences et animé des ateliers expérientiels intensifs favorisant la communication et la créativité.
« … Quand l’aidant répond sur une base intellectuelle aux idées qu’exprime le client, il détourne l’expression dans des canaux intellectuels de son propre choix, il bloque l’expression des attitudes affectives, et il tend en pure perte à définir et à résoudre les problèmes selon ces points de vue qui sont rarement les vrais points de vue du client. D’autre part quand l’aidant reste perpétuellement vigilant non seulement à l’égard du contenu de ce qui est formulé mais aux sentiments qui sont exprimés, et répond essentiellement aux seconds, cela donne au client la satisfaction de se sentir profondément compris, le rend capable d’exprimer d’autres sentiments, et le conduit plus efficacement et plus directement aux racines vécues de son problème d’adaptation. » (pp. 146-147)
L’ouvrage
Rogers, dans ce livre, tente d’exposer sa conviction que l’aide psychologique ou counseling que l’expression « relation d’aide » traduit mal, une approche centrée sur la personne, est un procédé susceptible de connaissance, de prédiction, de compréhension, « un procédé qui peut être appris, testé, épuré, amélioré. » Il organise son ouvrage à partir de cet objectif. Il énonce, d’une façon claire son hypothèse de base : « La relation d’aide psychologique est une relation permissive, structurée de manière précise, qui permet au patient d’acquérir une compréhension de lui-même à un degré qui le rende capable de progresser à la lumière de sa nouvelle orientation ». Toutes les techniques utilisées, précise Rogers, doivent avoir pour but de développer cette relation libre et permissive.
L’ouvrage est moins théorique que pratique ainsi que le montre son découpage : considérations générales (Rogers décrit les points de vue anciens et nouveaux sur le counseling), problèmes initiaux rencontrés par l’aidant (Rogers aborde les indications, la création du counseling, il différencie approche directive et non-directive) et la méthode de la relation d’aide elle-même (liberté d’expression, avènement de la nouvelle perception de soi et les phases finales). Sa réflexion est étayée sur les entretiens cliniques enregistrés et sur différentes recherches entreprises dans l’Ohio.
Le counseling est indiqué quand le « client » est sous tension, quand la pression est telle qu’un changement est préférable au maintien du statu quo, quand le sujet a la capacité de faire face à sa situation (il ne doit pas être trop accablé par des facteurs externes ou internes trop puissants), quand il est suffisamment indépendant du contrôle familial, quand il a l’âge, l’intelligence et la stabilité suffisante. La première rencontre n’a pas pour but de poser un diagnostic mais de repérer si le client peut bénéficier ou non de la méthode. Il apparaît ainsi (et c’est confirmé par les travaux ultérieurs de Rogers) que les psychotiques ne bénéficient pas réellement de la relation d’aide : « D’un autre côté, le psychotique à la phase de début, lorsqu’il commence à perdre contact avec la réalité, est souvent incapable de profiter de l’aide psychologique, soit parce qu’il est si replié sur lui-même qu’il ne peut plus exprimer ses tensions et ses conflits, soit parce qu’il n’a plus de stabilité suffisante pour exercer un contrôle sur sa situation vécue. »
Il ne s’agit pas de résoudre tel ou tel problème mais d’aider l’individu à atteindre une maturité qui lui permette de faire face au problème actuel. La méthode est axée sur le vécu affectif plus que sur l’aspect intellectuel. On n’est jamais en souffrance à cause d’un manque de savoir. Elle met l’accent sur la situation actuelle et non sur le passé de l’individu. Plus important encore, l’approche souligne que la relation thérapeutique est elle-même une expérience de maturation. Elle est une transformation.
L’ouvrage s’achève par un dernier chapitre dédié à la méthode du counseling, approche centrée sur la personne. Le thérapeute doit être assez habile pour procurer au client une liberté qui lui permette une expression adéquate des difficultés fondamentales de sa situation. Il doit donc d’abord encourager la liberté. Le client est toujours le meilleur guide. Les meilleures techniques d’entretien sont celles qui encouragent le client à s’exprimer aussi librement que possible. Il est probable que le savoir-faire le plus difficile à acquérir est l’art de percevoir le sentiment (ou émotion) qui a été exprimé et d’y répondre plutôt que d’apporter son attention au contenu intellectuel de ce qui est dit.
Rogers donne quelques conseils au thérapeute débutant :
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Quand le thérapeute se sent peu sûr de lui-même, il vaut mieux qu’il évite toute forme d’interprétation ;
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Dans toute interprétation (ou reformulation), il vaut mieux utiliser la terminologie et les symboles du client, l’acceptation est plus facile et plus sincère si les symboles utilisés par le thérapeute sont ceux que le client a déjà utilisé dans sa propre réflexion ;
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Il vaut mieux traiter d’attitudes déjà exprimées, interpréter des attitudes inexprimées est risqué ;
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On ne gagne rien à discuter une interprétation ou reformulation, si une interprétation ou reformulation n’est pas acceptée, la non-acceptation est un fait important, elle doit être abandonnée mais gardée en mémoire ;
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Si la compréhension acquise par le client est authentique, il en verra spontanément des applications dans de nouveaux domaines de sa vie, si un tel signe n’apparaît pas le thérapeute peut être sûr que c’est lui-même et non pas le client qui a atteint la compréhension, ce qui n’est pas l’objectif ;
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Après que le client est parvenu à un nouvelle perception particulièrement vitale, le thérapeute peut s’attendre à observer une rechute momentanée, il important qu’il reconnaisse avec simplicité ces reculs décourageants et les accepte plutôt que d’argumenter en essayant de les rattraper en les rattachant à ce que le client a déjà acquis.
L’ouvrage s’achève par la terminaison de la psychothérapie et les difficultés auxquelles elle renvoie.
« Divers exposés des principes de la psychothérapie font une large part au besoin de rassurer le client pour empêcher son anxiété de dépasser des limites. Un commentaire de ce point est peut-être opportun. Si le thérapeute a réussi à rester en prise sur les attitudes du client, reformulant et clarifiant celles qui ont été exprimées, mais évitant l’erreur d’amener à la lumière les attitudes que le client n’est pas encore prêt à révéler, il n’est pas vraisemblable qu’une réassurance verbale soit nécessaire ou qu’elle soit utile. Il existe une forme sous-jacente de réassurance que le client reçoit chaque fois qu’il parle de ses impulsions et de ses attitudes socialement inacceptables. C’est la réassurance qui lui vient de découvrir que ses révélations les plus « choquantes » sont acceptées sans indignation par le thérapeute. Il est douteux que dans bien des cas une réassurance supplémentaire soit nécessaire. […]
Il faut faire observer que, de toutes façons, la seule forme de réassurance qui puisse être utile est celle qui libère le client de son sentiment de singularité ou d’isolement. Savoir qu’il n’est pas le seul à avoir souffert de ses problèmes, ni le seul à avoir été déchiré par de puissants désirs conflictuels, peut alléger une sensation de culpabilité ou rendre l’individu moins anxieux.
D’un autre côté, la réassurance guillerette que les problèmes du client ne sont pas graves, ou qu’il est beaucoup plus normal qu’il le croit, ou que la solution à ses problèmes est facile, ont une très mauvaise influence sur la thérapie. C’est nier les propres sentiments du client et lui rendre presque impossible d’amener pleinement dans l’entretien ses anxiétés, son conflit, sa sensation de culpabilité quand on lui a affirmé qu’elles n’existaient pas. Aucune affirmation n’élimine le fait qu’elles existent. » (p.167)
L’intérêt pour les soignants
Il faut lire Rogers dans le texte. Nombreux sont ceux qui se réfèrent à des extraits cités un peu partout et rarement contextualisés. J’en ai fait partie et j’ai eu tort. Il serait certainement opportun de proposer une nouvelle traduction des ouvrages de Rogers, un peu comme on l’a fait pour les œuvres de Freud. Sa lecture en serait vivifiée. Le plus intéressant de l’ouvrage ce sont non pas des idées théoriques, finalement assez plates (qui datent même un peu), mais les extraits d’entretien qui permettent de cheminer avec le clinicien.
L’ouvrage est finalement assez pratique. Rogers y détaille peu l’empathie, la congruence et le regard positif inconditionnel même si ces trois attitudes sont évidemment présentes. Il propose une série de fils conducteurs que le thérapeute (infirmière, psychologue, travailleur social, psychiatre, etc.) pourra utiliser.
Dans un premier entretien Paul se décrit comme physiquement peu attrayant, il dit qu’il se considère comme anormal et exprime d’autres réflexions négatives envers lui-même. Rogers décrit l’entretien suivant (les propos de Paul sont en italiques, ceux du thérapeute non) :
« J’ai … euh … je pense que je suis inférieur. C’est mon … c’est mon avis.
- Vous savez très bien que vous n’êtes pas à la hauteur, c’est ça ?
- Exact. (Silence)
- Voulez-vous m’en dire plus ?
- Eh bien, je vais vous dire, je suis intéressé par l’anthropologie, dans une certaine mesure, et spécialement par l’anthropologie criminelle. (Silence) Eh bien continuellement … euh continuellement, je compare le physique des gens, et je vois bien que le mien est inférieur, et je n’arrête pas … je n’arrête pas … Aussi, je crois que la comportement d’un individu est … ce que l’on pourrait appeler une approximation de son physique. C’est ce que je crois. J’ai trop lu du Hooton (Rire) Avez-vous jamais entendu parler de lui ? Le thérapeute acquiesce de la tête. Je m’y attendais. »
En note de bas de page, Rogers précise que cette situation est d’un type dans lequel on est tenté de répondre habituellement au contenu plutôt qu’au sentiment. Le thérapeute aurait pu s’embarquer dans une discussion sur la vérité ou la fausseté des théories de Hooton qui est un anthropologue américain dont certaines théories sont très controversées. Cela aurait été absolument sans profit. Ce garçon se sent inférieur, et en conséquence il a tiré, de sa lecture, des éléments qui renforcent son attitude. S’il était intellectuellement convaincu que le livre de Hooton ne prouvait pas son infériorité, il aurait simplement cherché une autre source qui la prouvait. Le thérapeute n’aurait pas touché le problème fondamental de Paul.
« Et … euh … en regardant autour de vous d’autres types physiques, vous sentez que votre type physique est inférieur, le plus bas des plus bas.
- Non, pas exactement, je ne dirai pas ça.
- Mais vous êtes très en bas de l’échelle ?
- Oui (rire), c’est ce que je ressens, et il me faudrait avoir une base réelle pour changer d’avis là-dessus.
- Et vous sentez que dans votre expérience actuelle personne ne pourrait vous convaincre du contraire.
- Oui (Silence)
- J’imagine que si vous êtes convaincu à ce point, c’est probablement fondé sur d’autres expériences ?
- Eh bien, je … voyons … comment est-ce que … comment est-ce que j’en suis venu à m’intéresser ? (Silence) Je … me suis intéressé à ça. Je suppose que ce n’était qu’un processus naturel, ce n’est pas telle ou telle chose qui m’a déterminé à m’intéresser au physique. Je suppose que ça fait partie de mon développement … pour penser dans cette direction. Je peux me rappeler très distinctement que dans ma vie, j’ai eu … tout était en relation avec le physique. Au début, je voulais être … je voulais être très lourd, faire monter très haut l’aiguille de la balance, et d’autres fois je voulais être très grand. Je pensais que le bonheur était proportionnel à la taille. (Rire) Je … quand j’y réfléchis à l’instant, je pense que c’est très bête.
- A cette époque vous y croyiez très fort.
- Oui, très fort (Silence)
- Une idée, sur la raison pour laquelle vous pensiez à vous-même de cette façon ?
- Eh bien, par exemple, j’étais petit, et j’étais jaloux des gens qui étaient grands. J’étais … eh bien, je prenais des coups par les garçons et je ne pouvais pas les frapper à mon tour. Je suppose que ça avait quelque chose à voir avec ça.
- Vous avez souvent eu le dessous.
- Oh, oui, j’ai eu sans arrêt des échecs. (Silence)
- Racontez m’en quelques-uns.
L’entretien se poursuit, Paul raconte un certain nombre de cas précis qui l’ont fait se sentir personnellement et socialement insuffisant, il dit à quel point il aurait voulu être « maître de la situation ».
« Pourtant vous pensez qu’en fait vous pouvez être parmi les meilleurs
- Non, je n’en suis pas capable. Bien sûr, il n’y a pas de raison pour que je pense que je devrais être au sommet, mais je pense qu’il y a des raisons pour ne pas être où je suis. Je pense que je ne devrais pas en être là où j’en suis maintenant.
-Devrais pas en être ?
- Non. (Silence)
- Vous pensez que vous auriez dû faire beaucoup plus de progrès, c’est ça ?
- M-hm. J’ai des possibilités et j’en vois quelques-unes … entre autres j’ai un certain don pour les mathématiques. Je pense que oui. Et j’ai toujours été en avance par rapport à mes camarades, je … je pense que je peux le dire.
- Alors il y a au moins une chose dans laquelle vous dépassez la plupart de vos camarades de travail. » (p. 149-151).
Dominique Friard
Notes :
ROGERS (C), La relation d’aide et la psychothérapie, trad. J.P. Zigliara, ESF, Paris, 1970.
Date de dernière mise à jour : 24/10/2024
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