Saliba J, Bon-Saliba B. Ouvry-Vial B, Les infirmières

Les Infirmières

Ni nonnes, ni bonnes

Jacques Saliba, Brigitte Bon-Saliba, Brigitte Ouvry-Vial

Une vision sociologique de la profession infirmière, avec ses à-peu-près concernant la psychiatrie, et ses clairvoyances concernant la lutte des infirmières pour leur reconnaissance, toujours à l'oeuvre trente ans après. Des portraits d'infirmières viennent rajouter de la vie à l'ouvrage. 

« … le milieu infirmier ne s’ouvre que très mesurément à la mixité. Il faut noter, toutefois, que les hommes s’y retrouvent en plus grand nombre dans les fonctions d’encadrement, occupant 20 à 25 % des postes de surveillants et 18 % des postes d’infirmiers généraux dans les hôpitaux publics. Par ailleurs, l’exercice libéral se masculinise davantage que l’activité salariée : les infirmiers représentent 20 % des salariés dans le premier, contre 6 % dans la  seconde. Les spécialisations, avec leur dimension technique, attirent également plus d’hommes que les soins généraux : il y a 13,5 % d’infirmiers de salle d’opération, 21 % d’infirmiers spécialisés en anesthésie et réanimation. »

Les auteurs

Jacques Saliba est maître de conférences en sociologie à Paris X- Nanterre. Il effectue des recherches dans le domaine de la sociologie et de l’anthropologie médicale, en particulier sur l’étude comparée de différentes pratiques thérapeutiques. Il a participé à la formation des médiateurs familiaux à Nanterre et à l’Institut Catholique de Paris. En tant que co-auteur, en 2001 il a également collaboré à l’écriture de l’ouvrage coordonné par le psychanalyste Frédéric Rivoyre « Psychanalyse et malaise social. Désir du lien » chez érès. On peut lire un de ses plus récentes contributions sur le site maisonmediation.fr : « Nouvelles familles, nouveaux besoins, nouveaux conflits 30 ans de la Maison de la médiation » (15 octobre 2019).

Brigitte Bon-Saliba est psychologue. Elle exerce comme praticienne dans le domaine de la protection de l’enfance. Elle enseigne la psychosociologie et les sciences de l’éducation, entre autres dans les IFSI.

Brigitte Ouvry-Vial est l’auteure d’un essai sur les femmes et la démocratie américaine et d’une biographie d’Henri Michaux. Universitaire jusqu’en 1984, elle a été depuis rédactrice de revues (Sémiotexte, Autrement) et conseiller littéraire, en particulier pour les  éditions François Bourin et Odile Jacob. Elle est aujourd’hui professeur de Littérature du XXe siècle et directrice de l'Institut des Humanités Numériques de l'Université du Maine, s'intéresse aux conditions de production et aux pratiques contemporaines de lecture du livre en Europe. Quelques-unes de ses publications :

• Lettres de Henri Michaux à Jean Paulhan, 1927-1960, 2021, Ed. Claire Paulhan (edition in progress).

• Florilettres, anthologie, 200 letters from the Cultural heritage, chosen, presented and annotated, Site de la Fondation La Poste, 2001.

• À livre ouvert : de la lecture critique à la transmission éditoriale, open acess memoir for the habilitation to conduct research (HDR, 2003), Université Paris 7- Denis Diderot.

• Henri Michaux, L’Insubordination faite Plume, La Manufacture, Coll. Qui êtes vous ? Lyon, 1989, 260 p.

• Femmes Made in USA, Editions Autrement, Paris, 1984. Etc.

« Elles rient, d’un rire comme on n’en entend pas souvent. Un rire fort, clair, avec toutefois dans la franchise et la pétulance un petit quelque chose de forcé.

Leur rire nous étonne. Comment font-elles pour rester gaies au milieu de la maladie ? Parfois, il nous fait du bien. Il nous rappelle que la vie existe et continue, qu’il reste de l’espoir même quand tout paraît compromis. Elles rient de petites choses, s’esclaffent comme des lycéennes. Elles en rajoutent. […]»

L’ouvrage

Ni bonnes, ni nonnes … ni connes. Le titre reprend le slogan de l’année 1988 et de la grande grève de cette année-là qui vit la création des Coordinations infirmières et la première explosion de la CFDT. Les militants infirmiers qui soutinrent le mouvement, nommés les « moutons noirs » par Edmond Maire, furent exclus de leur maison mère et créèrent le CRC puis Sud. Après avoir planté une tente face au ministère de la santé, manifesté tant et plus, les infirmières obtinrent de substantielles augmentations de salaire qui se réduisirent en peau de chagrin au fur et à mesure des législatures et des avancées du libéralisme qui est partout chez lui à l’hôpital aujourd’hui. Une infirmière débutante démarrait à 30 % au-dessus du SMIC, aujourd’hui (en 2009), une infirmière salariée commence sa carrière à 12 % du SMIC. Ni bonnes, ni nonnes, ni connes. On pouvait le hurler le poing levé, on pouvait s’en réclamer, on pouvait le susurrer à une collègue quand un médecin nous prenait pour des bonnes avec un « c ». Et puis, au fil des années, des renoncements, des départs, de la perte du courage et du sens du collectif, on a pu se poser la question : n’étions-nous pas, un peu, dans nos têtes, dans nos pratiques, dans tout ce que nous laissions filer, n’étions-nous pas un peu quand même trop bonnes, trop connes ?

Revenons à l’ouvrage. Je n’aime guère que les universitaires visitent nos vestiaires, regardent ce que nous avons sous nos blouses, nous branchent quelques électrodes sur la tête pour un électroencéphalogramme. Ça me gêne. Si nous avions pu enquêter dans le milieu des sociologues et autres anthropologues pour examiner comment ils prennent soin les uns des autres, leur démarche ne m’aurait pas bousculé. Chaque fois que les « ……logues » viennent dans nos services, je me sens dans la peau d’un Dogon. Nous n’avons pas droit à la moindre parole publique en tant qu’expert du soin et des scientifiques, sûrement pétris de bonnes intentions, le font pour nous. C’est une démarche colonialiste. Cet ouvrage n’échappe pas à ce travers. L’oubli du mot « connes » contenu dans le slogan qui donne son sous-titre au livre en est un gage.

Bref. L’ouvrage est fait en quatre parties : Histoire d’une vocation (Jacques Saliba), Le temps de la reconnaissance (Brigitte Bon-Saliba), un Cahier photos et les unes et les autres (Brigitte Ouvry-Vial).

Si les infirmiers ne sont pas les meilleurs historiens du monde, les sociologues non plus. Ne serait-ce qu’en raison du fait « gênant » que Jacques Saliba oublie les infirmiers psychiatriques de son histoire d’une vocation. Il est loin d’être le seul. Aujourd’hui encore, la plupart des auteurs, et des renommés (au niveau infirmier en tout cas), zappent les infirmiers d’asile de leurs constructions historiques qui en sont plus mythiques que scientifiques. Il est également vrai que la vocation des infirmiers d’asile ne saute pas aux yeux. Depuis Pinel et Pussin, la psychiatrie est laïque. Que retenir de ses quelques 80 pages ? Son parcours étymologique qui n’a évidemment pas intégré les apports de Michel Nadot qui n’avait pas encore (en 1993) publié ses ouvrages, décrit l’enfermerie comme un état : la maladie, l’infirmité, mais aussi un lieu : une prison, une forteresse  ou un refuge. Si le mot psychiatrie avait fait partie de son vocabulaire il aurait sûrement pu y rajouter les maisons de force et autres asiles psychiatriques. S’il décrit les « enfermeries » en tant que refuge, il oublie de décrire en quoi ce sont des lieux d’enfermement. C’est dommage et hypothèque nos réflexions sur le sujet. Il faudra attendre Michel Nadot pour entendre parler d’enfer. Même partielle, son histoire n’en reste pas moins intéressante. A lire donc, ne serait-ce que pour critiquer et comparer avec d’autres visions historiques.

La partie intitulée le temps de la reconnaissance pèche par excès d’optimisme. Un point d’interrogation aurait été légitime. Trente ans après, nous le savons mais dans ces années 90, on pouvait être optimiste en ce qui concerne l’avenir de la profession infirmière, sauf si l’on exerçait en psychiatrie. Justement parlons-en ! On retrouve chez Brigitte Bon-Saliba la même méconnaissance de la psychiatrie que chez Jacques Saliba. Notons d’abord qu’elle n’apparaît dans sa partie qu’au moment où la profession d’ISP disparaît. On retrouve ce paradoxe dans la plupart des ouvrages dédiés à la profession infirmière : on apprend, au moment de la naissance de l’infirmier polyvalent qu’il existait avant des infirmiers psychiatriques qui ont disparu en 1992. Fin du chapitre les concernant. Comme si l’on voulait, sociologue, psychologue ou infirmière mettre sous le tapis cette poussière qu’on ne veut pas voir. Mais ça insiste. Qu’écrit-elle donc ? « Par ailleurs la professionnalisation du corps des infirmiers psychiatriques s’est opérée plus tardivement. Alors que le premier diplôme d’infirmier général date de 1922, celui d’infirmier de secteur psychiatrique n’a été créé qu’en 1955. » Sauf que le premier diplôme d’infirmier des asiles date de 1922 aussi, que ce diplôme d’Etat fut annulé en 1938 par une coalition qui rassemblait médecins, directeurs d’hôpitaux et à la fin du fin le ministère de la santé. Le diplôme de 1955 est une tentative de réparer les conséquences de l’abolition de 1938. De nombreux infirmiers psychiatriques, y compris ceux qui luttèrent dans les années 92-96 pour leur diplôme, ignorant cette partie de leur histoire, nous ne saurions lui en tenir grief même si nous repérons bien que sa position sur les ISP n’est pas tout à fait claire. Elle repère bien que la principale ligne de clivage « touche à l’orientation même des pratiques soignantes et aux valeurs qui les sous-tendent. Cette opposition entre deux conceptions du soin, l’une centrée sur la « personne » et qui met en relief la dimension relationnelle de l’acte infirmier, l’autre située dans une perspective plus étroite qui privilégie l’efficacité du soin et sa technicité, recoupe assez étroitement la distinction qui s’est établie entre infirmiers de soins généraux et infirmiers de secteur psychiatrique. » Pourtant, continue-t-elle « ces deux groupes de soignants sont héritiers d’une même histoire : les soins du corps et de l’esprit n’étaient pas séparés lorsque la foi religieuse restait le support d’une conception totalisante de l’être humain, malade ou bien portant. » Si l’on en croit Collière, ce n’est pas si simple. Les soins au malade mental et aux blessés des champs de bataille étaient l’apanage des hommes alors que ceux de la domus, plus encadrés par la religion reposaient sur les femmes. Quand on se situe dans le temps long, il faut nécessairement prendre en compte les mondes grecs et romains qui avaient un tout autre rapport à la religion et les apports musulmans qui créèrent les premiers asiles dès le 8^ème siècle. « La scission institutionnelle entre la prise en charge de la maladie organique et celle de la  « folie » n’est intervenue qu’à partir du XII^ème siècle, comme l’a montré Michel Foucault. Chaque domaine s’est alors développé de façon séparée. » XII^ème siècle, fin du XX^ème siècle, huit siècles d’écart, est-ce légitime de parler d’une origine commune ? La partie n’en mérite pas moins d’être lue, ne serait-ce que pour suivre les luttes infirmières des années 84 et 88. Pour s’inspirer de ces infirmières qui réagirent en 1984 pour défendre des acquis réglementaires face à d’autres professionnels (médecins biologistes, pharmaciens de laboratoire) et en 1988 pour sauvegarder la profession en refusant la disqualification impliquée par le décret Barzach qui prévoyait d’ouvrir l’accès aux épreuves d’admission dans les écoles à  toute personne « justifiant d’une expérience professionnelle d’au moins cinq ans ou ayant élevé un enfant ou encore demandeur d’emploi inscrit à l’ANPE ». Les infirmières ont fait l’expérience du collectif, de la lutte, la constitution d’une appartenance aujourd’hui évaporée. Comment accepter que ce soit des médecins qui valident la profession d'IPA ? Comment accepter que ces études aient lieu essentiellement dans des facs de médecine ? Quid du rôle propre pour lequel se battirent nos consoeurs de l'année 1984 ? 

La troisième partie rédigée par Brigitte Ouvrey-Vial m’a davantage séduit. Elle  n’y décrit pas l’infirmière comme la femme mais nous parle, nous  présente, nous fait entendre des infirmières qui parlent en première personne. Une multitude de portraits a remplacé le profil-type de l’infirmière. Cette partie justifie à elle toute seule la lecture du livre.

Dominique Friard