"Tu m'appartiens ..."

« … Tu m’appartiens … »

 

« Tu souffres […] Tu m’appartiens, je te soulagerai » La fameuse phrase de Pasteur, reprise par des générations de médecins, décrit, certes, un certain rapport, paternaliste, au patient mais également les aspects transférentiels mobilisés, chez Pasteur, le savant, par les deux premières vaccinations contre la rage.  Texte d’une Conférence donnée à L’institut Pasteur en 2008.

Rageiii

Sur une plaque de marbre, à l’entrée de l’hôpital de Reims, est gravée une phrase de Pasteur : « Je ne te demande pas ton pays, ta religion. Tu souffres, cela suffit. Tu m’appartiens, je te soulagerai. » Il existe plusieurs versions de cette phrase, dont celle proposée dans l’argumentaire de cette journée, trouvée sur un site camerounais dédié à la lutte contre le sida. Au malheureux, sauf dans la France contemporaine, on ne demande ni sa religion, ni son pays. Il nous suffit qu’il souffre pour avoir le devoir de le soulager, qu’il ait ou non ses papiers, qu’il soit ou non un malade mental soigné à l’hôpital général pour des raisons somatiques.

Le Comité International de la Croix Rouge la reprend, quasiment telle quelle, afin d’illustrer le principe de non-discrimination, c’est dire son importance. Si le commentaire des principes fondamentaux de la Croix Rouge insiste sur l’importance d’exclure les distinctions de nationalité, de race, de religion, de condition sociale ou d’appartenance politique, elle passe sous silence le fameux « Tu m’appartiens » qui met en exergue l’aspect asymétrique de la relation soignant-soigné au point qu’il est devenu quasiment emblématique de la relation d’une certaine médecine avec ceux qu’elle soigne.

La transformation du « Tu m’appartiens » en « Il m’appartient de », à laquelle il est procédé, est tout à fait passionnante, comme si aujourd’hui la médecine ne pouvait plus assumer la phrase de Pasteur sur laquelle elle s’est pourtant édifiée.

Il est vrai que les critiques pleuvent et toutes n’émanent pas du seul Michel Foucault.  Les altermondialistes, notent que la phrase de Pasteur renvoie à une philosophie assez peu compatible avec celle d’Hippocrate. « Traditionnellement, écrivent-ils, le but de toute médecine est d’aider les hommes à trouver leur autonomie afin de ne pas tomber malades et de les soigner dans le respect de leur propre culture et croyances. » Les membres du collectif « Malgré nous » sont encore plus féroces : « au nom d’un supposé savoir sur l’avenir, une élite justifie et légitime le pouvoir qu’elle exerce sur le peuple. Ce dernier encore ignorant, doit obéir et se soumettre. »

Cette phrase de Pasteur illustre ainsi le discours de la médecine face au patient. Il souffre (jusque dans l’étymologie), donc il appartient au médecin et à la médecine. Le médecin est celui qui sait, le patient est celui qui souffre, qui pâtît, qui appartient, qui est passif. Les médecins de Molière ne disaient, au fond, pas autre chose dans leur latin de cuisine. La relation entre le médecin, le soignant, le soulageur et … le malade, le patient, le malheureux, le client, l’usager pour reprendre une terminologie plus moderne apparaît ainsi totalement asymétrique. Il n’est plus plombier, clerc de notaire, père de famille ou joueur de pétanque, il n’est plus qu’un malheureux qui souffre et qui en tant que tel appartient à la médecine et au médecin. Peu importe son discours. Il peut être objectivé, disparaître derrière ses symptômes. Il cesse d’être perçu comme une personne par le médecin qui doit déceler des symptômes qui deviendront des signes d’une maladie. Le malheureux d’une certaine façon s’aliène à la médecine.

Dans mon musée imaginaire, la phrase de Pasteur trône à côté de la statue d’Esquirol qui magnifie la cour d’honneur de Charenton. On y voit le grand savant écrire on ne sait quoi à la plume, une observation, un diagnostic sûrement. A ses pieds un enfant libéré de ses chaînes. Pinel et Esquirol précèdent Pasteur. D’une certaine façon l’aliéné appartient au médecin aliéniste qui va lui faire recouvrer la raison grâce au traitement moral et au gouvernement de l’asile. Un despote bienveillant pour ramener ces malheureux à la raison. Le terrible Couthon n’a-t-il pas abandonné les fous à Pinel ? Il faudra Freud et la psychanalyse pour qu’en psychiatrie, on se soucie d’écouter le patient jusqu’à l’apogée du cognitivo-comportementalisme qui reprend à son compte un traitement moral habillé aux couleurs des neurosciences et de la réhabilitation, réinsertion, resocialisation.

Une relation d’appartenance ?

J’en étais là de mes réflexions lorsque ce mercredi après-midi, les patients qui participent au Laboratoire de recherche et d’échange sur les maladies des boyaux de la tête m’offrirent un bien étrange et bienvenu saut de côté. Ce groupe a l’allure d’un groupe psycho-éducatif mais la grille de lecture des soignants est empreinte de psychanalyse. Dans ce cadre, nous travaillons sur un module qui traite de la théorie de la communication, Shannon est notre guide. L’idée directrice est de déplier le schéma de Shannon afin que les patients aient des outils nouveaux pour penser la communication. Lorsque Pierre lit la définition du mot référent, il se tourne vers moi et me dit :

« C’est vous ça, non ? Vous êtes un objet, c’est cela ?

-Pas du tout, répond Raymond, un référent ce n’est pas ça.

- C’est quoi un référent Raymond ? »

Je m’attends à ce que Raymond revienne à la théorie de la communication et explique à Pierre les notions de référent textuels et situationnels. Pas du tout. Raymond suit l’idée de Pierre et parle de son ancienne infirmière référente.

« Avec l’infirmier référent, c’est une relation d’appartenance.

- Vous voulez dire que l’infirmier référent vous appartient ou que vous appartenez à votre infirmier référent.

- D’une certaine façon oui. C’est ça. Il m’appartient. »

Jean-François, dont je suis également référent n’est pas d’accord. Un infirmier référent pour lui c’est un lien. Jacqueline trouve qu’un lien c’est trop fort. Ça attache. Pierre dit qu’il est attaché à son infirmier référent mais qu’à l’hôpital psychiatrique il se sent enchaîné. Jacqueline précise sa pensée, un infirmier référent, c’est un lien psychologique. Raymond concède que c’est au sens figuré que l’infirmier référent lui appartient.

Revenons à Pasteur et à sa fameuse phrase. Elle nous parle bien de la relation soignant-soigné, y compris en psychiatrie. Si je considère que le patient m’appartient, je décide pour lui. Je le mets en chambre d’isolement, je l’attache aussi longtemps qu’il a des troubles du comportement. Je n’ai aucune raison de négocier quoi que ce soit avec lui. C’est à prendre ou t’es piqué. 

Médecin ou savant ?

Pasteur n’était pas médecin. Il est plus que discutable d’en faire le parangon d’une médecine de despote plus ou moins éclairé. Cette phrase arrangée, modifiée n’est jamais contextualisée. Les références précises n’en sont jamais données. Il est permis de faire l’hypothèse qu’elle fonctionne comme un mythe. Nous nous proposons de la recontextualiser afin de voir ce qu’elle peut nous apprendre sur la relation soignant-soigné. Elle est extraite d’un discours prononcé le 8 juin 1886 à l’inauguration de l’asile maternel de la société philanthropique, quasiment un an après la première vaccination antirabique.

Lorsque Pasteur s’intéresse à la rage, il n’a aucune expérience, et pour cause, de la relation soignant-soigné. Si l’on en croit Janine Trotereau, autrice d’une biographie de Pasteur à laquelle je me réfèrerai tout au long de cette présentation, Pasteur s’intéresse à la rage, parce « ne s’étant jusque-là penché que sur des infections touchant l’animal, la rage lui donne l’occasion de passer de l’animal à l’homme sans être obligé de s’en référer au corps médical jaloux de ses prérogatives en matière de biologie humaine. Ici, il s’agit d’une maladie qui se transmet de l’un à l’autre. La recherche est donc d’abord vétérinaire. »[1]

Le corps médical a longtemps refusé de croire à un facteur infectieux dans le développement de la maladie. Un médecin comme Cabanis et de nombreux autres praticiens à sa suite, lui donnait comme cause une excitation de l’imagination, une sorte d’hystérie. La preuve, d’après eux, c’était qu’on n’avait jamais vu de simples d’esprit ou de nourrissons infectés par la rage, faute pour eux d’avoir des facultés imaginatives.[2]

Nous n’allons pas retracer les différentes étapes qui jalonnent les travaux de Pasteur et de son équipe, nous nous intéresserons uniquement aux deux premières séries de vaccinations et à leurs conséquences relationnelles avec l’idée de montrer que Pasteur ne s’est pas limité à de simples injections pratiquées par le médecin de son équipe, qu’il s’est passé quelque chose de relationnel entre Pasteur et Joseph Meister d’un côté et Pasteur et Jean-Baptiste Jupille de l’autre.

L’histoire de la première vaccination antirabique est l’histoire d’un passage à l’acte. Pasteur n’a aucune légitimité pour passer de l’expérimentation animale à l’expérimentation humaine. La plupart des médecins de son époque y sont opposés, à commencer par son collaborateur, Emile Roux, qui est directement à l’origine de la vaccination pasteurienne. Pasteur ainsi que l’écrit bien plus tard, en 1934, Charles Nicolle, lui-même médecin, spécialiste de maladies infectieuses et chercheur, Pasteur donc « a injecté sa préparation de virus rabique vivant à des personnes qui avaient été mordues par des chiens, et dont il ignorait si elles avaient été contaminées ; si j’avais été à sa place, je ne l’aurais pas fait ; j’aurais été arrêté par « l’effroyable pensée d’une rage d’origine expérimentale ».[3] La différence entre la conduite du chercheur pur et celle du chercheur médecin est très petite. Ils veulent tous les deux trouver un remède à une maladie. Le chercheur, absorbé par son hypothèse de recherche, fonce et ne voit rien d’autre ; il ne perçoit plus le contexte. Le médecin contextualise son geste et juge que, tout intéressante que soit l’expérience, il doit la suspendre. Charles Nicolle ne dit pas qu’il faut faire ainsi. Il suggère que, chez les médecins, le savant risque moins de l’emporter sur l’humain. « Aux expérimentateurs, je demande d’être humains », conclut-il.

Lorsque Pasteur énonce la petite phrase qui nous occupe, ce n’est pas un médecin qui parle mais le chercheur, celui chez qui Nicolle dit que « la conscience du savant étouffait la conscience de l’homme. » Pasteur écrit ainsi à l’empereur du Brésil Dom Pedro II pour lui proposer de tester le vaccin sur des condamnés à mort graciés pour l’occasion.  Pasteur n’en refuse pas moins une première fois d’administrer le vaccin à deux habitants du village de Levier : « Mes recherches, au point où elles sont ne me permettent pas encore d’agir sur l’homme ». Il s’en faut d’un mois. [4] 

Un grand savant bien angoissé

Le petit Joseph Meister, un alsacien âgé de dix ans, est donc le premier vacciné. Il est intéressant de noter que l’Alsace est alors allemande, ce qui doit poser quelques problèmes au Pasteur patriote. L’ampleur des morsures est telle et le diagnostic si funeste que la vaccination est son seul espoir de survie. Il subira treize inoculations en dix jours. On sait par les courriers de Mme Pasteur, que son mari était littéralement dévoré d’angoisse. A la veille de la dernière injection, Pasteur se réfugie à Arbois. Il abandonne son jeune malade, incapable de faire face à une issue fatale, ce qui ne lui ressemble guère Pasteur ayant besoin de tout contrôler dans son laboratoire. C’est le petit Joseph lui-même qui lui annonce par lettre sa guérison : « Cher monsieur Pasteur, je me porte bien et jé aussi bonne apétie. Je me suis bien amuzé à la campagne. Sa me fait de la peine de revenir à Paris. »[5]

Si le malheureux, parce qu’il souffre appartient au savant sinon au médecin, le savant d’une certaine façon appartient au malheureux. Pasteur ne s’est pas endurci, il est en relation avec les patients qu’il soigne. On pourrait nommer cela aujourd’hui le contre-transfert. Le protocole prévoit que le jeune doit rester auprès de Pasteur pendant 10 à 12 jours, 15 au maximum. Il dort dans une chambre du laboratoire. Il est surveillé, peut aller et venir, sans jamais être alité. Ainsi le petit Jupille âgé de quinze ans, est logé dans une dépendance chez un des garçons du laboratoire, veuf, père d’un petit garçon qui est en pension. Ils partagent leurs repas. Qu’on imagine l’effet produit chez ces enfants pauvres mais également chez ces savants habitués à d’autres travaux, qui n’ont jamais eu à faire face à la pétulance, aux bêtises de leur objet d’étude. Ils n’arrivent pas à les objectiver.   

Ces deux premiers patients sont demeurés emblématiques. S’ils ont contribué à la gloire de Pasteur, ils en ont récolté quelques fruits. Contrairement au médecin qui ne se soucie plus de ces patients une fois qu’ils sont guéris, Pasteur est toujours resté en relation étroite avec eux. Il répond personnellement à leurs lettres. Ces lettres sont décrites comme gentilles et attentionnées. Pasteur envoie des timbres afin que ces lettres ne soient pas une trop grande charge financière pour eux. « Si tu as besoin de quelque argent pour te donner quelques loisirs et payer un instituteur, fais-le-moi savoir. » Pasteur suit leurs progrès en écriture et en orthographe, n’hésitant pas à faire jouer entre eux une certaine émulation afin d’aiguillonner Jupille, le berger, plus âgé. Pasteur se positionne comme un père. Ils lui resteront attachés toute leur vie. Joseph Meister sera accueilli dans son laboratoire. Il sera encore concierge à l’Institut Pasteur à l’arrivée des Allemands à Paris. Le 16 juin 1940, des soldats de la Wehrmacht demandent à entrer dans la crypte de l’Institut, là où Pasteur est enterré, ce qu’il leur refuse, sans succès. Rentré chez lui, il se suicide avec l’arme qu’il avait conservée de la première guerre mondiale. Jeanine Trotereau écrit que le patriotisme intransigeant de Pasteur était passé dans ses veines. Le jeune Jupille suivra un parcours parallèle. Il sera d’abord garçon de course, puis garçon de laboratoire à l’Institut Pasteur, avant d’y être nommé concierge et gardien-chef. Sa famille et ses enfants y prospèreront.

La contamination … microbienne des idées

En traitant la rage par la vaccination qui était a priori jusque-là considérée comme une mesure prophylactique, Pasteur convainc la communauté scientifique de l’existence des microbes et des maladies contagieuses. La curiosité scientifique et l’usage répandu du microscope multiplient alors les découvreurs de microbe sur toute la planète. On commence à en voir partout. On attribue à des bactéries encore à découvrir la totalité des maux de l’humanité, des rhumatismes au cancer. La folie elle-même est attribuée via la paralysie générale au tréponème pâle. On peut retrouver les mêmes débordements aujourd’hui autour des gènes. On va identifier incessamment le gène de la schizophrénie.

Si Pasteur met en évidence les microbes, il propose via sa vaccination une méthode pour traiter et guérir la rage. La médecine cesse d’être impuissante. La guérison est possible, d’où un optimisme thérapeutique qui va gagner toutes les disciplines médicales.

Le malheureux n’appartient au médecin ou au savant que parce qu’effectivement, on a, pour la première fois les moyens de le soulager. Plus besoin de l’écouter, il suffit d’identifier les signes, de les raccorder à une pathologie dûment répertoriée, d’établir un traitement et en avant la thérapeutique.

Cette avancée décisive est due à un chimiste, à un même pas médecin. La controverse va faire … rage. Le point d’orgue en est la grande séance publique de l’Académie de médecine du 6 juillet 1887. Tous les journalistes de l’époque sont présents. Pasteur y est l’accusé. Les victimes sont les vaccinés de la rage. Pasteur y est défendu par Jean Martin Charcot, et par Paul Brouardel, doyen de la faculté de médecine.

On comprend qu’en juin 1886, Pasteur avance masqué. Il ne parle ni de malade, ni de guérison. A un malheureux on ne demande pas son pays, ni sa religion. On lui dit, tu souffres, il suffit, tu m’appartiens, je te soulagerai. A ce moment-là, quand Pasteur prononce ces mots, le malheureux n’appartient pas à la médecine, incapable de le soulager et encore moins de guérir mais au savant, à Pasteur qui, lui, le peut. Ce n’est qu’après le triomphe de Pasteur que la médecine reprendra la phrase à son compte. 

Pouvoir et/ou sollicitude

Quel rapport avec la relation soignant-soigné en psychiatrie ?

Il tourne autour de ce « Tu m’appartiens » que l’on peut considérer comme un signifiant maître. L’étymologie nous apprend qu’appartenir renvoie à « faire partie de », « être attenant à », « se rattacher à ». 

Le soin mobilise une forme de relation à l’autre qui se caractérise par son extrême dissymétrie, « c’est la relation de soin, dans l’inégalité des positions qu’elle assume, qui engendre les postures de soignants et de soignés »[6] D’une certaine façon, nous ne pouvons être soignant qu’en acceptant à la fois d’appartenir au patient et qu’il nous appartienne. Les patients du groupe des Boyaux de la tête ne me disent pas autre chose. Deux thématiques majeures émergent de l’univers du soin, celle du pouvoir –qui guérit, soulage et, parfois, violente- et, celle de la sollicitude –maternelle ou maternante. Ce pouvoir n’est pas ainsi nécessairement lié à la domination et à la mort de l’interaction. La sollicitude ne peut plus être considérée comme une sorte de « caractère sexuel secondaire féminin ». Le Pasteur qu’on découvre, celui qui est décrit comme ronchon, grognon, arriviste, celui qui met le feu à l’Ecole Normale par son intransigeance apparaît comme attentif à ces deux enfants, rempli de sollicitude non seulement vis-à-vis de leur présent d’enragés mais également vis-à-vis de leur avenir qu’il cherche à assurer. Il sort de son rôle mais c’est parce qu’il est attentif au moindre de la chose que Pasteur est un immense savant.

Quand il s’intéresse au ver à soie, il n’y connaît absolument rien. Il rencontre l’entomologiste Jean Henri Fabre qui lui montre ses premiers cocons, il circule partout, visite les magnaneries, constate les dégâts, découvre les remèdes plus ou moins empiriques utilisés contre ce que l’on nomme la peste du ver à soie. Il fait installer un laboratoire à deux kilomètres d’Alès, il y crée une magnanerie et se lance dans l’élevage du ver. Il cueille lui-même le mûrier qui nourrit ses vers à soie. Il a l’œil à tout. Il procède pour la rage comme pour le ver à soie. Il prend autant soin des enfants que des vers à soie. Avec le même systématisme, ce faisant il rencontre la relation et le transfert. Les enfants ne sont ni des tartrates, ni des poules, ni des vers à soie. La médecine l’a parfois oublié. L’économie ne l’a jamais su.  

V. Pirard, dans un dossier de la revue Esprit décrit un certain nombre de fondamentaux propres à la relation de soin, le premier étant que le soin s’inscrit dans le cadre d’une relation de dépendance. L’adaptation aux besoins apparaît comme un enjeu du soin avec la nuance essentielle que si le désir est objectal, le besoin est avant tout relationnel et fait appel, par sa structure même, à l’interaction, ce qui oblige la mobilisation d’affects. Pour démontrer que le soin est un travail, V. Pirard passe par le concept de « préoccupation maternelle primaire », emprunté à D.W. Winnicott. Cette disposition à répondre parfaitement aux besoins du bébé ne repose en aucun cas sur l’instinct maternel mais sur une « crise » traversée » par la mère qui implique un profond remaniement psychique que l’on retrouve à l’œuvre chez les soignants. On peut dire que d’une certaine façon, la mère appartient autant à son bébé qu’il lui appartient. Mais elle ne doit pas en rester là, elle doit progressivement cesser de correspondre parfaitement aux besoins de son nourrisson pour qu’il puisse exister indépendamment d’elle. 

Conclusion

Qui appartient à qui ? Dans quelle mesure les patients, et je suis référent de trois d’entre eux sur cinq, ne me disent-ils pas : « Je souffre donc tu m’appartiens. A toi de me soulager. » Evidemment, pour complexifier, ce dont ils souffrent est une psychose soit une maladie de la relation qui les oblige à constamment se protéger de l’autre. Ils déploient pour cela des stratégies d’évitement actives. Pour les soulager, au fond, il faudrait être là, sans l’être, ne surtout pas chercher à les soigner. Etablir une relation qui n’en serait pas une. Tout en l’étant.

Raymond ne se trompe guère, son infirmière référente lui appartient comme un pseudopode appartient à l’organisme dont il émane. Elle fait partie de lui. Et de fait, nous sommes souvent une partie du corps de ceux que nous soignons. Jacqueline peut avoir raison, l’infirmier référent peut aussi être une sorte de double, un lien, plus tout à fait une partie du corps et pas tout à fait un objet externe. Pierre n’a pas tort, un infirmier référent c’est un objet proposé à un investissement, une sorte de tiers potentiel.[7]

La relation soignant-soigné en psychiatrie suppose la même exigence, le même systématisme que celui de Pasteur. L’infirmier doit aussi à sa façon écouter, apprendre des patients qu’il soigne, il doit circuler partout, visiter les domiciles, découvrir les remèdes plus ou moins empiriques utilisés par le patient. Il doit éviter à la façon de Pasteur toute idée préconçue pour s’ouvrir à ce qui advient.[8] Il doit faire preuve de cette hospitalité qui réclame l’ouverture d’un espace d’accueil au sein duquel les attentes ne sont pas fixées à priori, où la bienveillance et la fiabilité, deux valeurs qui sous-tendent la figure parentale, peuvent s’ouvrir à l’inconnu et tendre vers la reconnaissance réciproque d’une égale dignité.

 

Dominique Friard.

Texte d’une conférence donnée le 18 octobre 2008 à l’Institut Pasteur


[1] TROTEREAU J., Pasteur, Folio, Biographies, Gallimard, Paris, 2008.

[2] SOURNIA J.C., Histoire de la médecine, La Découverte, Paris, 1992.

[3] TROTEREAU J., Pasteur, op. cit.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] PIRARD V., Qu’est-ce qu’un soin ? Pour une pragmatique non vertueuse des relations de soin, in Revue Esprit, n° 1, Les nouvelles figures du soin, Janvier 2006, pp. 80-94.

[7] DAGOGNET F., Savoir et pouvoir en médecine, Collection Les empêcheurs de penser en rond, Institut Synthélabo, Paris, 1998, pp. 83-89.

[8] Ibid.

Date de dernière mise à jour : 31/08/2024

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