L'esprit du secteur. Lucien Bonnafé

L'ESPRIT DU SECTEUR

Entretien avec Lucien Bonnafé
 
Le secteur psychiatrique n'a rien à voir avec les pôles, ni même avec le miraculeux virage ambulatoire à bâtir sur les ruines d'un secteur psychiatrique détruit par ceux qui en avaient la responsabilité. Soigner les gens au plus près de chez eux, avec ceux qui  leur sont proches. Lucien Bonnafé qui fut un des concepteurs du secteur nous raconte cet esprit si particulier. 

Pour nombre d'équipes soignantes, le secteur de psychiatrie n'est qu'un découpage géographique...
Rien à voir avec l'esprit qui animait ses fondateurs au nombre desquels le psychiatre : Lucien Bonnafé.

Vous avez participé à l'émergence du concept de secteur psychiatrique, comment celui-ci est-il né ??

Dans la salle de garde de Sainte-Anne des années trente, il y avait tout un groupe d'internes rebelles à la psychiatrie "officielle" dont un certain nombre sont devenus très célèbres : Jacques Lacan, Henry Ey, Louis le Guillant, Pierre Male, Pierre Mareschal... Ce groupe de copains se moquait de la stupidité traditionaliste, réglementaire, et des notions de dégénérescence, de constitutionnalisme qui avaient alors cours dans l'idéologie dominante. Ils ont ainsi rédigé le certificat d'internement du porte-parole de cette idéologie, apôtre de la dégénérescence, en définissant comme suit le symptôme qu'il présentait : "l'érection compensatrice de la queue du sourcil". Cette définition, que l'on attribue à tort à Jacques Lacan, appartient en réalité à Pierre Mareschal, qui était un prince de l'humour.

Cette idéologie, contre laquelle leur génération puis la nôtre par la suite ont imaginé de faire respecter les droits de l'homme et du citoyen, se traduisait notamment par ce que nous appelions la psychiatrie d'écrémage. Il y avait toujours des psychiatres plus ou moins savants, prétentieux, etc., qui voulaient s'occuper des malades "intéressants" - les "petits mentaux"-, et renvoyaient les autres, le rebut à l'asile.
Cette psychiatrie d'écrémage avait un côté très réactionnaire dans l'ensemble. Edouard Toulouse, le fondateur de l'hôpital Henri Rousselle, à Sainte Anne, un homme pourtant marqué à gauche, un franc-maçon, a pourtant été l'un de ses porte-parole. Il était en effet partisan de la sélection des malades dont la société peut attendre un profit, étant entendu qu'il suffisait d'assister congrûment" ceux dont elle ne saurait espérer aucun profit.

A la libération, pendant que j'étais conseiller technique au ministère de la Santé et Henri Duchêne à l'Institut National d'Hygiène, avec des porte-parole de la Résistance en psychiatrie, nous avons proposé de développer la présence de psychiatres dans les lieux où il risquait de se produire des décompensations : les dispensaires : structures dont le programme du Front Populaire avait prévu le développement sous l'influence de Hazemann, l'un des apôtres du progressisme hygiéniste et conseiller technique du premier ministre de la Santé du Front Populaire, Henri Sellier, qui était lui-même un militant de la médecine sociale. C'est donc Hazemann le véritable fondateur de la psychiatrie de secteur. Ce programme de développement avait été entériné par une circulaire de Marc Rucard, deuxième ministre du Front Populaire.
Mais ceci se passait à la veille de la guerre et l'application de la circulaire recommandant le développement des dispensaires est restée très limitée. En 1938, les psychiatres français étaient très occupés à fêter en grande pompe la loi de 1938 fondatrice de la structure aliéniste. Autant dire qu'une idée aussi dérangeante que celle des dispensaires n'a pas intéressé grand monde... En revanche, dès la libération, les psychiatres de ma génération, Duchêne, Fouquet... ont commencé à travailler avec Hazemann, alors directeur de l'hygiène sociale du département de la Seine, au développement de la psychiatrie hors les murs à l'intérieur des dispensaires. La psychiatrie de secteur est dans la trace du développement de la politique de santé du Front Populaire, en ce sens que c'est une application de santé vraiment populaire, réellement décentralisée et démocratique.

La psychiatrie de secteur se définit par

opposition à la position traditionnelle de

la psychiatrie, qui est d'être un lieu de rejet

Comment définissez-vous la psychiatrie de secteur ?

Dans la société dans laquelle nous vivons, qui dit folie dit enfermement. C'est défini par la loi et par la pratique des psychiatres qui travaillent dans leur asiles et ne connaissent que cela ; c'est d'ailleurs imprimé noir sur blanc : pour sortir de l'asile, il faut être guéri. Ce côté très profondément inhumain de la psychiatrie, qui en fait une machine à exclure, entraîne la création par les pouvoirs publics de "maisons de fous". L'idée des fondateurs du secteur, c'était au contraire de dire que, lorsque quelqu'un est menacé de perdre la tête, il a le droit d'avoir à proximité de quoi faire face à son problème. C'est une question de droits de l'homme et du citoyen. Ceci en privilégiant le travail hors les murs et en ne se servant de l'hospitalisation que s'il y a une indication.
En cas d'hospitalisation, intervenait un des principes constituants de la psychiatrie de secteur : le principe de continuité. Il n'y a pas de raison pour qu'une personne prise dans la difficulté relationnelle ne soit pas suivie par la même équipe à la fois dehors et dedans.

Jusqu'alors, les fous étaient systématiquement écartés. Du temps du préfet de Paris Haussmann, son conseiller technique, Girard de Cailleux, un aliéniste intelligent (il avait découvert la dégradation asilaire de la personnalité !), avait conseillé à Haussmann de mettre à proximité de la capitale une couronne d'asiles pour faire face à la croissance démographique de la région parisienne. Le ministère de la Santé s'y est opposé sur le conseil de trois inspecteurs de la Santé publique, tous aliénistes (Constans, Lunier, Dumesnil). Argument de choc : les séjours étaient moins chers en province...
Ces établissements publics ont été des lieux d'exportation des fous par centaines et ils ont permis aux marchants de ferraille de s'enrichir avec cette main d'oeuvre.

- Les marchants de ferrailles ?

Entre les deux guerres ont été institué cinq établissements, dont un seul public. Trois de ces établissements étaient des institutions à but lucratif fondées par des entrepreneurs pour gagner de l'argent avec l'expatriation des excédents de fous et de folles des asiles de la Seine. Deux de ces entrepreneurs étaient des métallurgistes fabricants de wagons qui faisaient faire les planches de ceux-ci par les fous. Mais les bénéfices se faisaient surtout sur les prix de journées des centaines de personnes internées.

Quand quelqu'un est en train de perdre la tête

ce qui pose problème, c'est bien sa relation

avec ses semblables !


- Vous alliez donc à contre-courant en proposant de soigner les gens près de chez eux dans des dispensaires

Nous affirmions que réagir à la folie uniquement et exclusivement par une stratégie d'exclusion était une absurdité, y compris sur un plan scientifique. Notre regard sur la folie était très inspiré du Nouvel esprit scientifique de Gaston Bachelard, qui était notre maître à penser. C'est dans cet ouvrage et dans la Philosophie du non, que nous trouvions matière à réfléchir. En particulier, je me souviens d'un article de Bachelard, "Le surrationalisme", paru en juin 1936 dans Inquisitions, qui proposait comme sujet d'étude scientifique l'influence de l'observation sur l'observé. Ceci allait à l'encontre de ce que nous nommions le cléricalisme positiviste, c'est-à-dire les acquis de la science comme chose établie.

A Saint Alban, avec François Tosquelles, nous avions beaucoup étudié la folie du pont de vue des relations qui s'établissent entre les personnes. Nous avions fini par conclure que la description de la manie figurant dans les livres étaient fausses. Quand Julien Rouart, qui était un de nos aînés, a pour sa thèse cherché les maniaques dans les asiles de la Seine, il n'en a trouvé aucun qui soit conforme à la description des ouvrages de psychiatrie. Ce qui n'avait rien d'étonnant : la manière dont un gars comme Rouart s'entretenait avec le patient n'était pas la même que celle des médecins qui avaient établi le certificat, ni ceux qui avaient rédigé la description dans le livre de psychiatrie. Dans les symptômes de la manie, il y avait notamment la causticité. Les maniaques savent très bien avoir une attitude de mise en boîte qui nous permet davantage de porter un jugement sur le médecin que sur eux-mêmes !

Lorsque j'étais interne dans le service de Chanès, à Ville-Evrard, j'ai recopié de ma main tous les certificats, en commençant par le contingent des femmes qui avaient passé plus de vingt ans dans le service. J'ai découvert que l'étude des certificats dépeignait bien mieux les certificateurs que les certifiés...

Notamment, celui qui disait toujours : "Fond mental pauvre", c'était le plus con de tous ! le texte méthodologiquement le plus important pour ce qui nous intéresse, c'est une contribution collective de Saint-Alban, lors de la rencontre de 1943 à Bonneval, chez Henri Ey, un maître à penser très actif. Ce texte dit que la connaissance que nous avons de la folie est fausse. Que ce que nous voyons, c'est ce qu'il en advient selon la manière dont on la traite. Que les moyens mêmes de notre connaissance sont fabriqués par le système institutionnel. Qu'il faut faire le contraire.

C'est là un vécu de l'occupation qui était dans la filière du Front populaire comme l'était la résistance. Il y avait là une trace qui se poursuivait, avec un facteur d'acuité, dans cette prise de conscience, qui était l'extermination douce.

Quand on a vu mourir 40 000 fous par état de carence...
 

- C'est donc ainsi qu'à pris naissance l'idée du secteur ?

La naissance du secteur, les plus réacs la situent à partir de 1972, parce qu'il y a une circulaire de cette époque qui en parle. D'autres disent 1960, en se référant à une autre circulaire ministérielle. Moi, je ferais remonter sa naissance officielle à 1958, lors du colloque de Sèvres, qu'avaient organisé les Cémea (1) auquel participait tous les praticiens du secteur en France : Duschene, Millon, Pariente, Fernander-Zoïla, Bonnafé, Daumezon, Diatkine qui représentait Paumelle, Lambert, Koechkin, Tosquelles, Mignot, Torrubia. C'est en effet dans les années cinquante que le secteur s'est mis en place, non sans un certain nombre de difficultés. Par exemple, il fallait opérer des créations de service. Quand, à Sotteville-Les-Rouen, j'ai profité d'une redistribution de malades à la suite d'une création de service pour réorganiser le mien et le sectoriser, bien que mes collègues se soient montrés très timorés devant cette innovation qui était contre toutes les traditions. En revanche, il m'a été impossible de mettre en place un service bisexué. Le seul qui ait réussi à cette époque à créer un tel service, c'est Lambert en Savoie.
Quand à la recherche... Torrubia avait effectué une recherche sur son secteur, mais celui-ci était constitué de l'ensemble départemental du Cantal... Celui sur lequel Le Guillant travaillait était quant à lui peuplé de 748 690 habitants !

- A partir de quand les choses ont-elles commencé à évoluer ?

Après 1968 il s'est opéré un grand changement. Avant cette période peu de médecins avaient l'esprit ouvert, et surtout les personnels infirmiers ne s'intéressaient pas à la question de la désaliénation. Pendant les événements de mai, ces derniers avaient certes défilé, mais contre la mixité ! Plus d'ailleurs contre celle des personnels que celle des malades : ils ne voulaient pas être "commandés par des bonnes femmes". Toute cette tradition conservatrice entretenue au sein des personnels soignants faisait que même les médecins qui avaient envie de s'organiser une pratique de secteur avait du mal à le faire. Or, on peut dire que la secousse de 68 a fait se volatiliser la mentalité asilaire. Déjà, au cours des années précédentes, nous avions organisé avec Henri Ey des journées très importantes dans l'histoire de la psychiatrie. Elles avaient abouti à la rédaction en 1967 d'un livre blanc. (les infirmiers en avaient été exclus comme il se doit).
Dans tous les groupes de travail nous avions privilégié le travail des jeunes psychiatres en formation. Ce qui fait que ce livre blanc a été très novateur. Le principal résultat a été l'autonomisation de la psychiatrie par rapport à la neurologie, dans le mouvement de 68. En même temps que la psychiatrie arrivait à se faire reconnaître comme une discipline à part entière, nous avons obtenu un très grand développement des créations de postes.
Il y avait dans l'esprit des aliénistes un profond attachement à un petit nombre de postes, parce qu'ils étaient logés, bénéficiaient d'avantages en nature en matière de nourriture. Ils avaient un statut de personnel très privilégiés dans les asiles. Moins on était nombreux à se partager les avantages, mieux c'était.....

Au tout début, il a été très difficile de diviser les équipes, car les personnels avaient l'habitude de travailler ensemble, mais une fois lancé le mouvement de démultiplication des services, cet espèce de traditionalisme s'est éteint de lui-même.

Parmi les idées émises au moment de la rédaction du livre blanc, il y avait eu celle de création de services de psychiatrie infantile. En Seine-Maritime, mon collègue Hubert Mignot et moi avions établi des rapports avec le monde pédagogique privé et public. C'est ainsi que j'ai beaucoup travaillé avec l'Éducation Nationale, allant dans les écoles, travaillant par exemple sur un des aspects les plus méconnus de nos découvertes : la gaucherie. A ce moment-là, par exemple, celle-ci était un fléau dans les établissements scolaires, parce que les maîtres tapaient sur la mauvaise main. Je passais donc beaucoup de temps auprès des enseignants à leur expliquer la problématique pédagogique. C'était un des aspects les plus intéressants de notre travail. Et lorsque j'ai quitté la Seine Maritime, c'est la Fédération de l'enseignement qui a organisé le traditionnel repas d'adieu que l'on offre aux notables qui s'en vont....

La psychiatrie de secteur, c'est quand, travaillant à Dieppe, on a une demande concernant un gosse de Varengeville-sur-Mer (la banlieue de Dieppe), et que l'on se pose la question de savoir s'il est préférable de lui donner comme d'habitude un "rencard" au dispensaire ou d'aller à l'école. Dans la psychiatrie traditionnelle, on ne se pose pas ce genre de questions, on fait marcher la machine. Effectivement quand je me rendais à l'école de Varengeville, en prenant l'air de celle-ci, en parlant avec la directrice, comme ça, je faisais des découvertes extraordinaires.

La psychiatrie de secteur se défini par opposition à la position traditionnelle de la psychiatrie, qui est de s'occuper de ce dont les autres n'ont pas à s'occuper, d'être un lieu de rejet.
La psychiatrie de secteur, au contraire, consiste à aider les autres à mieux faire, par exemple avec la gaucherie, mais aussi à aider la famille, les voisins...

Il n'y aurait pas de concept de désaliénisme s'il n'y avait

pas la culture psychanalytique

- Est-ce que ce n'est pas aussi parce que la psychiatrie de secteur conçoit le soin comme un travail relationnel ?

Nous vivons dans un monde aberrant sur le plan de la pensée, où les gens continuent de faire une distinction entre l'âme et le corps. Ca n'a pas avancé depuis le Moyen Age, où l'on a châtré Abélard à causes de ces disputes sur l'âme et le corps...
La caricature la plus étonnante est celle de la découverte par de Clérambault, maître traditionnel de la psychiatrie des aigus à l'Infirmerie spéciale à Paris, du fait que l'automatisme mentale est histologique. Du moment que quelqu'un a un problème dans ses cellules, on n'a pas à se préoccuper de ce qu'on fait avec lui... Résultat : on peut le faire tourner en bourrique, comme l'a bien montré François Klein dans Maladies mentales expérimentales. Ce livre est une pseudo-thèse, rédigée en 1935 par un étudiant en psychiatrie paranoïde, qui est une des plus belles oeuvres de fou que je connaisse. Elle vient d'être rééditée par les Empêcheurs de penser en rond. Le récit des contacts de François Klein avec les psychiatres est d'une éloquence extraordinaire.
La psychiatrie de secteur s'occupe effectivement de relations humaines. Mais quand quelqu'un est entrain de perdre la tête, ce qui pose problème, c'est bien sa relation avec ses semblables ! Autrefois avant les électrochocs, on pratiquait des chocs thermiques dans le but de faire monter la fièvre des patients pour les inciter à parler. Mon pote Follin raconte comment son maître en psychiatrie infantile, Dublineau, alors Chef de service à Ville-Evrard, déplorait que les résultats de ces chocs thermiques ne soient plus aussi intéressants qu'à l'époque où cette technique était encore à l'étude...
Il est sûr que lorsqu'on lance une thérapeutique et que l'on s'excite à voir ce qu'elle donne, on entretient avec les patients un système de mouvements de nature émotionnel qui les fait guérir. Quoi qu'on leur fasse : la fièvre, l'électricité, l'insuline, la chimiothérapie moderne... du moment que l'on s'occupe d'eux, le traitement est efficace dès l'instant qu'il s'établit une relation dont il n 'y a pas d'autre définition scientifique que "l'art de l'écoute et de l'écho. Bien avant 1952, et l'invention du Largactil, nous avons pu obtenir des résultats thérapeutiques en cultivant l'art de l'écoute et de l'écho. Quand vous demandez à quelqu'un qui perd les pédales ce qu'est une chaise...que voulez vous obtenir comme résultat ? De Clérambault, "l'art de l'écoute et de l'écho", il ne connaissait pas : comme c'était dans la cellule, il pouvait retirer la chaise de dessous le malade en difficulté pour expérimenter sa réaction...
A ce moment-là, les jeunes psychiatres considéraient que l'Infirmerie spéciale était un très bon lieu de formation, parce que c'était là que l'on apprenait à "se conduire avec le malade comme le chat avec la souris" !

La psychiatrie de secteur, est-ce bien ou mal ? Moi, je réponds que ça dépend de ce qu'on y fait. Mais comment peut-on être contre ? Etre contre la psychiatrie de secteur dans sa définition, c'est être contre le fait de vouloir donner aux gens de quoi répondre mieux, au plus près possible, à leurs difficultés. C'est les taxis contre les transports en commun, l'amicale des établissements privé contre l'école laïque, le syndicat des cliniques privées contre la carte hospitalière...

On comprend mal ce que ça peut vouloir dire d'autre, le fait d'être contre la psychiatrie de secteur...

La leçon de Freud
 

- Au nombre des influences de la psychiatrie de secteur, il y a la psychanalyse

Il n'y aurait pas de concept de désaliénisme s'il n 'y avait pas la culture psychanalytique ! Rien de ce qu'un être humain exprime n'est indépendant de ce qui se passe dans son inconscient. Lorsque les gens portent un regard de travers sur leurs semblables, cela correspond à une réaction profonde de leur mentalité. C'est ce qu'on appelle ""la psychanalyse de la connaissance" : ce qui se passe entre qui et qui, quels sont les ressorts profonds ? On ne peut pas essayer de comprendre ce qui se passe dans la tête de quelqu'un sans faire appel à la psychanalyse.

Chez les psychiatres de ma génération, tout un courant a été très fortement imprégné par la formation psychanalytique, très travaillé par la lecture de Lacan, qui est celui qui a le plus formé les gens de ma trempe.

Personnellement, je n'ai pas trouvé le temps de faire une analyse. Tosquelles disait de moi : "Bonnafé n'a pas besoin de faire une analyse, parce qu'il est analysé de lui-même"... En tout cas, je n'ai de cesse de dire qu'une étude de la problèmatique de la relation humaine qui méconnaît la leçon de Freud est une bêtise.

- Vous-même n'êtes pas psychanalyste. Vous n'avez pas pour autant résisté comme d'autres à celle-ci.

Résister à une discipline scientifique... Mais pour qui me prenez-vous ? De formation je suis un matheux. C'est l'étude de la pensée scientifique qui m'a orienté vers les ouvrages de Bachelard. Déjà avant j'avais été impressionné par une maxime de Jean Perrin : "Donner au possible une borne", qui m'a hanté toute ma vie. C'est ça qui m'a amené à lire, dans Freud des principes de culture fondamentaux; Un Freud extrêmement méconnu, qui soulignait : "Nous ajoutons aisément foi, sans se soucier de la vérité, à tout ce qui flatte nos désirs et nos illusions.

- Qu'est-ce que vous entendez par "psychanalyse de la connaissance" ?

C'est l'aspect méconnu de la culture psychanalytique. Ce terme a été inventé par Bachelard en 1934. Les gens en général ont de la psychanalyse une conception qui correspond à une indexation catégorielle : ils ont leur idée sur la psychanalyse et celle-ci n'a rien à voir avec la leçon Freudienne, notamment l'exploitation de ces incitations que nous a données Freud à "faire un grief de chaque problème non résolu et de chaque incertitude"

Surréalisme et folie
 

- Quelle a été l'influence du mouvement surréaliste sur les psychiatres de votre génération ?

La psychiatrie de secteur, pour moi, c'est le désaliénisme, et la pensée désaliéniste est dans la filière surréaliste. Dans l'ensemble, les psychiatres qui ont été des réformateurs, des rebelles à l'inhumanité asilaire ont travaillé dans la mouvance surréaliste. Les surréalistes fréquentaient la salle de garde de Sainte Anne, qui était d'ailleurs décorées par une fresque de Frédéric Delanglade, et Daumézon avait derrière son bureau un grand tableau de Delanglade représentant un don Quichotte avec au fond l'ombre de Sancho Pança.

La véritable expression de la pensée la plus authentiquement surréaliste, c'est Eluard. Parmi les Poèmes de la maison de fous qu'il a écrit en écoutant les malades pendant son séjour à Saint-Alban, le plus parlant est Ma souffrance est souillée. On ne saurait plus dire avec plus d'éloquence comment ce que nous savons de la folie, c'est ce que l'on observe quand les gens qui perdent les pédales sont maltraités.

Eluard définit le mouvement surréaliste comme résistance à tout ce qui tend à créer une rupture entre les hommes. C'est de beaucoup lui qui exprime avec le plus de clarté les courants profonds qui traversent le mouvement surréaliste. Le poème Madrid, écrit en 1936, finit sur ces paroles : Que l'homme délivré de son passé absurde dresse devant son frère un visage semblable et donne à la raison des ailes vagabondes. Ce n'est pas par hasard que les gens qui ses sont passionnés pour le mouvement surréaliste ont naturellement cultivé l'amour de la folie...

Pendant la guerre, Eluard avait beaucoup de copains chez qui se réfugier. S'il a choisi d'aller à Saint Alban, c'est bien parce que ce copain-là était directeur de la maison des fous...

- Le normal se rapprochait de la folie par le biais de la poésie

Le clivage entre folie comme anomalie et le normal, c'est le reflet de l'état mental moyen du sujet humain modèle XXème siècle. Tous ceux qui ont dit des choses intelligentes sur la folie l'ont dépeinte comme un phénomène de l'existence humaine qui fait l'objet d'un rejet, d'un clivage, d'une exclusion, ce qui est beaucoup moins un problème du fou qu'un problème de ses interlocuteurs...

Cette attitude de rejet à l'égard de la folie, avec l'institution des systèmes de santé mentale comme systèmes d'exclusion poussés à leur comble, est tellement caractéristique de nos systèmes de santé mentale occidentaux qu'ils l'ont répandue à travers le monde. Il y a partout des institutions asilaires qui sont le fruit de nos civilisations. Collomb, qui est le meilleur incitateur de la réflexion clinique chez nous, est l'auteur du film, N'doep, qui montre comment les états de décompensation de psychose aiguë sont une importation coloniale extrêmement pathogène. Que ce soit dans les sociétés tribales africaines ou dans les sociétés indiennes qu'a si bien décrites Devereux, il y a toujours un mode de prise en charge d'autant plus efficace qu'il est moins excluant.

La résistance au réflexe d'exclusion est l'équivalent de la position surréaliste fondamentale : "résistance à tout ce qui tend à créer entre les hommes un état de rupture quelconque" . Cette résistance joue à tous les niveaux.

 

(1) Les cémea (centres d'entraînement aux méthodes d'éducation active)
Ils ont été une création du front populaire, pour appliquer notamment l'esprit d'innovation dans l'encadrement des colonies de vacances. Les recherches d'innovation en éducation comme en psychiatrie ont toujours été conjuguées dans cet organisme. A la libération, cela s'est traduit notamment par des stages de formation des personnels des équipes de santé mentale.

(entretien réalisé par Catherine Talbot-Lengellé paru dans le numéro 51 de Santé Mentale, octobre 2000)
"Toute reproduction du texte de cet entretien sans autorisation de son auteur, Catherine Lengellé, est passible des sanctions prévues par la loi."

Date de dernière mise à jour : 16/12/2020

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