Un révolutionnaire méconnu : Auguste Charnay
Un révolutionnaire méconnu : Auguste Charnay
Au détour d’une page écrite par P. Cialdella, la mention d’un des très rares infirmiers psychiatriques à avoir donné son nom à une unité nous fait redécouvrir un pionnier méconnu qui a contribué à transformer la psychiatrie de l’après-guerre au Vinatier.
A l’exception de Jean-Baptiste Pussin[1] dont l’historienne Aude Fauvel a retracé l’historiographie en 2022, peu d’infirmiers psychiatriques ont donné leur nom à une unité de soins. L’histoire de la psychiatrie, telle qu’elle apparaît dans les noms des pavillons, des structures de soins et des établissements, met en avant des psychiatres, des patients (souvent artistes tels que G. de Nerval, A. Artaud ou C. Claudel) mais quasiment jamais des infirmiers. Il n’existe pas d’unité Louis Gauzy ou Marius Bonnet à Saint-Alban en Lozère, pas plus que de pavillon André Roumieux à Ville-Evrard. On mesure à l’indigence de cette postérité, l’absence de reconnaissance sociale, administrative, médicale et culturelle des infirmiers psychiatriques. Aussi, quand une unité porte le nom d’un d’entre eux, c’est un évènement, presqu’une anomalie qui mérite qu’on s’y penche.
Une découverte
Je dois reconnaître que je ne connaissais pas Auguste Charnay. J’ai découvert son nom dans l’ouvrage du psychiatre Philippe Cialdella : « Une galerie de portraits à l’asile du Rhône »[2] publié en 2021. La recherche de Cialdella ne porte pas sur Charnay mais sur ceux qui l’ont précédé entre 1903 et 1914, une période méconnue de l’histoire des soins en psychiatrie. Il met en avant Hippolyte Laurent, un infirmier photographe amateur, et ceux dont il fit le portrait. Au terme de sa recherche l’auteur réévalue l’asile du début du XXème siècle à l’aune de ce qu’il a appris au cours de son enquête. Ainsi repère-t-il que les patients, à cette époque bénéficiaient d’activités de travail et d’occupation comme ce sera le cas à partir des années 1950. « On ne commença à parler d’ergothérapie, au sens d’activités manuelles occupationnelles, impliquant une participation active des patient.e.s, qu’après la Seconde Guerre mondiale, même si le concept avait déjà été développé durant l’Entre-deux -guerres dans d’autres pays. Le rôle particulier d’un infirmier du Vinatier, devenu chef de quartier, Auguste Charnay (1907-1953), doit ici être souligné. Son nom fut donné au service où il avait exercé, l’ancienne 8ème division, un clin d’œil à notre Hippolyte Laurent, son lointain prédécesseur. Ce bâtiment des 7-8e division a longtemps été placé sous la direction médicale du Dr Requet, qui pratiqua de 1934 à 1969, et son nom avait été donné à ce bâtiment avant qu’il ne soit rebaptisé Charnay. » Je relus plusieurs fois le passage pour être certain d’avoir bien compris. Ce soignant de psychiatrie, pas même infirmier (le diplôme d’Etat d’infirmier des asiles ayant été supprimé en 1938, le diplôme d’ISP n’apparaît qu’entre 1953 et 1955), mort à 46 ans, avait laissé de telles traces dans son établissement que l’on avait débaptisé l’unité où il avait travaillé (qui portait, en pleine légitimité, le nom du psychiatre qui y avait exercé 35 ans) pour lui attribuer son nom, à lui. Voilà qui méritait d’être creusé. Je commençais donc une recherche bibliographique. Je me rendis vite compte que Charnay, à la différence de Marius Bonnet et surtout d’André Roumieux n’avait rien publié (pour autant que nous sachions). Le mystère s’épaississait. Même si l’on prend très peu en compte les écrits des infirmiers psychiatriques : peu de recension de la part des psychiatres (sauf exception telle que Roumieux), aucune citation de la part de leurs collègues et successeurs qui n’en ont même jamais entendu parler (la faute de la suppression du diplôme d’ISP en 1992), la voie de la reconnaissance professionnelle nous semblait passer par l’écrit. C’est pour cette raison que nombre d’entre nous se mirent à écrire des témoignages et des écrits cliniques, c’est une des raisons d’être des sites Serpsy et Serpsy1.com. J-B Pussin n’est, certes, pas connu pour ses écrits. Sa « gloire » repose sur sa pratique de soignant et sur les traces qu’elle a laissées en Pinel.[3] Il n'en a pas moins laissé quelques articles et notes conservés aux Archives Nationales dont le récit d’une des premières visites à domicile. Qu’avait donc accompli Charnay pour mériter cet honneur ?[4]
Je me pique de bien connaître l’histoire des infirmiers en psychiatrie. Je suis régulièrement les publications et rend régulièrement compte des travaux de mes confrères, et pourtant je n’avais jamais entendu parler de ce Charnay. Je sais que les archives contiennent des trésors et que l’anonymat des infirmiers ne durera pas, les chercheurs découvriront des professionnels de talent, jusqu’ici inconnus. Que les médias reprennent ces travaux et que les professionnels s’y intéressent constituent deux autres questions pas moins importantes.
L’Unité Joyeuse
Je poursuivis donc mon exploration bibliographique. Je trouvais deux documents écrits ou co-écrits par Françoise Muyard (ISP à l’Unité de Jour Auguste Charnay). Le plus ancien date de 2009, il a été rédigé, prononcé (?) à Guethary, près de Bayonne, dans une journée intitulée « Le Passé : Les lieux et les thèmes, Espace et soins, espace de soin ». Il s’agit d’un compte-rendu de table ronde. Françoise Muyard et l’équipe infirmière de Lyon racontent l’histoire de l’Unité de jour Auguste Charnay. Elles évoquent notre héros dans un chapitre dont le nom est « Le cercle des poètes disparus » :
« Dès la fin des années 30, le « 8 H » (8è pavillon hommes), dirigée par le Docteur André Requet, va être l’un des services pilotes de la réforme psychiatrique, qui sera, hélas, freinée par la guerre et ses conséquences sur les aliénés (la guerre au Vinatier entraîna la mort de faim de 2000 patients). Cependant l’élan est donné vers une prise en compte des malades en tant que sujets, et vers une évolution de la psychiatrie comme discipline médicale à part entière. Dès lors vont se succéder concepts thérapeutiques et remaniements architecturaux, accompagnés de la reconnaissance des « gardiens de fous » comme partenaire de soin. Pour la première fois depuis J-B Pussin, le nom d’un infirmier est associé à celui du médecin dans un mouvement « révolutionnaire » : celui d’Auguste Charnay, surveillant-chef du pavillon, pionnier de l’humanisation et de l’ouverture des services et, initiateur de l’ergothérapie sur l’hôpital »
Cinquante six ans après sa mort, Charnay est donc toujours reconnu comme soignant modèle par celles qui lui ont succédé à l’ancienne 8ème division. Le lien avec le Dr Requet est mis en avant ainsi que l’aspect « révolutionnaire » de leur pratique. « Notre unité de soins porte encore son nom aujourd’hui. » termine l’oratrice. La fierté est là. La suite de l’article montre que quelque chose de Charnay subsiste dans les valeurs revendiquées par l’équipe qui s’exprime : « Il est pourtant encore un espace où perdure le « Vivre avec » : « L'U.J, Unité de Jour ou Unité Joyeuse ; concept existant depuis 1997, c’est une unité fonctionnelle indépendante, mais partie intégrante des locaux, qui accueille les patients sans prescription médicale, et sans autre condition que le respect des lieux et des personnes qui s’y trouvent. Animée par deux infirmières, elle propose ateliers ouverts, activités sportives, discussions et jeux de société … autour d’une longue table en chêne … héritée de l’ancien service. Ici, le statut de chacun est moins marqué et la hiérarchie des relations s’estompe au bénéfice de la convivialité. L’absence d’enjeu thérapeutique, les infirmiers « en civil », l’emploi généralisé des prénoms, tout contribue à l’égalité, devant les chances de faire le double-six qui démarrera la partie de petits chevaux. »
Le deuxième texte date de 2014. Il a été prononcé/présenté dans le cadre d’un cycle de formation Psychiatrie de secteur à l’hôpital général : L’Informel en psychiatrie. Françoise Muyard est, cette fois encore, la scribe de l’équipe de l’Unité de Jour. Elle présente d’une façon très fine et très articulée théoriquement le fonctionnement de l’Unité de Jour où elle continue à travailler cinq ans après le premier texte. « L’Unité de jour (nouvellement baptisée « espace Auguste Charnay » d’après un infirmier « célèbre localement » pour son implication dans la mise en place de l’ergothérapie dans les années 50) est une unité fonctionnelle autonome qui accueille à la journée, les patients en hospitalisation complète ou séquentielle des deux unités d’entrée du secteur. »
Le projet de l’Unité Joyeuse a été renforcé avec une infirmière supplémentaire et la référence à Charnay est maintenue et réaffirmée.
Notre « célébrité locale » est donc une sorte de légende dont le souvenir se perpétue : Pussin a aboli les chaînes, Charnay a créé l’ergothérapie. Qui était-il ? Quand est-il arrivé au Vinatier, de quelle façon a-t-il installé l’ergothérapie dans l’institution ? Comment en pensait-il les effets ? Nous n’en savons rien.
J’ai poursuivi ma recherche et identifié deux autres documents possédés par La Ferme du Vinatier, un espace de réflexion et de recherche dédié à la psychiatrie. Un vendredi, en début d’après-midi, j’ai pris mon téléphone et appelé les personnes en charge de l’accueil. J’ai dû évidemment leur expliquer ce que je cherchais et qui était Charnay. Deux heures plus tard, les deux documents étaient sur ma boîte de messagerie. Je remercie, ici, l’équipe de la Ferme du Vinatier, de sa disponibilité et de sa célérité.
Introduction à une révolution
En 1962, dans un numéro spécial du journal L’information, un bulletin local créé par Charnay lui-même et qui lui survécut au moins dix ans, le Dr Requet, médecin-chef d’Auguste Charnay, revient sur la révolution qu’a connu la psychiatrie dans les années de l’immédiat après-guerre.
Le début de l’article mérite que nous nous y arrêtions : « Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’avant-guerre, au Vinatier, la vie n’était pas spécialement gaie : enfermés dans leurs pavillons, les gens étaient complètement oisifs et désœuvrés et n’ayant presque rien pour se distraire, ils s’ennuyaient mortellement au long des jours et n’arrivaient pas à chasser les mauvaises idées, qui les empêchaient de guérir. »[5] On pourrait presque croire que ces lignes sont extraites d’un rapport récent du Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté. Requet n’y va pas par quatre chemins : le progrès, selon lui, ce ne sont pas les neuroleptiques et les premiers antidépresseurs, c’est « cette évolution vers une vie à la fois hospitalière et sociale à la disposition du malade. »[6]
A la Libération, la Vinatier accueille un hôpital pour blessés militaires. Des bonnes volontés sont requises pour apporter occupations et divertissements aux soldats pendant leur hospitalisation. Une jeune élève des Beaux-arts vint offrir son talent et ses connaissances artistiques aux blessés. Contre toute attente, ce sont les malades du Vinatier qui se regroupent autour d’elle sous la forme d’une sorte d’atelier de peinture spontané. Malgré les locaux de fortune, une nouvelle activité prend forme. Elle est « l’ancêtre toujours jeune des révolutions psychothérapiques de notre hôpital et témoigne de la vitalité d’un certain humanisme psychiatrique, sans lequel il ne peut y avoir ni curiosité, ni progrès. »
Dès 1945 donc, apparaît un intense besoin de décoration qui se manifeste par des œuvres diverses, des expositions, etc. Dans le réfectoire désaffecté de la 9ème hommes se déroulent des séances de cinéma hebdomadaires, des concerts classiques, des conférences, des galas de danse, des représentations théâtrales, « un des points culminants fut cette opérette conçue, orchestrée, jouée en 1954 par des malades aidés par des membres du corps médical et du personnel soignant et administratif. » Cette représentation suscita un grand enthousiasme et son succès dépassa l’enceinte du Vinatier et fut une sorte d’évènement régional. Il est permis de penser qu’en 1945 (et même en 1954) l’hôpital était moins riche en personnel qu’aujourd’hui.
Requet insiste sur l’enthousiasme, sur « la foi qui dépasse les montagnes ». Il évoque ainsi l’installation du cinéma : « Projet en d’autres temps insensé, mais qui fut cependant réalisé après une lutte épique, sous la pression des malades et avec l’extrême bonne volonté du personnel. Et quand la première fois en 1945, un film d’avant-guerre fut projeté solennellement sur notre écran, nous crûmes avoir en partie réinventé le cinéma, tellement nous étions naïvement persuadés d’apporter quelque chose de nouveau. » Dix-sept ans après, l’enthousiasme est toujours là. La tonalité de l'article en fait foi.
Les lignes qui suivent s’adressent à chacun de nous évidemment, mais plus particulièrement à ceux qui se déclarent « orientés rétablissement », sans toujours savoir ce que l’expression recouvre. « C’est qu’effectivement cette réhabilitation du malade mental était quelque chose d’absolument nouveau, presque d’inouï, à tel point que pour en assurer le succès au long des différentes étapes, il fallait œuvrer dans une espèce de clandestinité, qui n’était pas sans inconvénients pour ceux qui s’en occupaient, en particulier pour les médecins. »
En 1950 donc, commence l’ergothérapie, c’est-à-dire la thérapeutique par le travail et ce fut une fois encore, rapporte Requet, une manifestation artistique qui lança l’aventure : la crèche de Noël 1950, conçue et exécutée par des malades, et la messe de minuit, « la première de tous les asiles de tous les temps ». La presse y vint et fit un écho « étonné autant qu’admiratif, avec reportage photographique à l’appui ».
Nous explorons ici un morceau de l’histoire du Vinatier mais il est important de savoir que le même mouvement existait dans d’autres asiles (Ville-Evrard avec Paul Sivadon et la création du CTRS, André Roumieux et ses collègues par exemple).
Fort de cet encouragement, poursuit Requet, le chef de le 8ème Hommes, M. Charnay, « se mit aussitôt à l’ouvrage pour organiser des ateliers de cure, dont les tous premiers rudiments furent les métiers à tisser le raphia, conçus et montés par les moniteurs. Cet artisanat modeste eut aussitôt sa clientèle d’amateurs et c’est grâce à lui que nous vîmes entrer à l’hôpital les premières cohortes de visiteurs intéressés, aussi bien par la marchandise que par sa signification thérapeutique : on savait maintenant un peu partout, qu’au Vinatier il se passait quelque chose d’extraordinaire. C’était ce que nous voulions. » La liberté d'aller et venir, celle des patients, de leur famille, des soignants et des profanes qui n'ont pas d'intérêt particulier pour la psychiatrie et les soins est toujours au coeur des changements en psychiatrie. D'abord créer les conditions de l'ouverture. Requet et son chef d'unité le savent bien.
Première mention d’Auguste Charnay par celui qui fut son chef de service. Ce n’est pas un homme providentiel mais un professionnel inscrit dans un mouvement qui existe depuis quelques années. Depuis combien de temps Charnay travaillait-il au Vinatier, quel avait été son parcours, notamment pendant la guerre ? Connut-il le STO (Service de Travail Obligatoire en Allemagne), le camp de concenration comme Marius Bonnet qui sortait de Mathausen quand il revint travailler à Saint-Alban ? L’article ne le dit pas, ce n’est pas son objet ; la révolution plus que les révolutionnaires.
« Dès ce moment fusèrent dans l’hôpital des réalisations diverses, dont il m’est impossible de faire le décompte exact, ni de citer les promoteurs, par crainte d’omission ou d’erreur. Disons simplement que la thérapeutique occupationnelle ne l’était pas seulement pour les malades et qu’elle occupait à longueur de journée médecins, internes, assistantes sociales, secrétaires, personnel. Je mentionnerai cependant un nom, à titre d’hommage posthume, celui d’Auguste Chanay, chef de la 8ème décédé le 13 novembre 1953, dont l’action fut décisive dans la promotion des thérapeutiques occupationnelles dans notre hôpital, et c’est en hommage à sa mémoire que je veux simplement citer les réalisations dont il fut l’initiateur, pendant les trois années qui précédèrent sa mort : installation de la bibliothèque, raphia, poterie, découpage du bois, imprimerie, reliure, foyer des malades, décoration et finition des jouets, photo, rotin, fabrication de jouets, basket-ball. A noter également qu’il fut un des tous premiers à participer aux stages organisés par les C.E.M.E.A. » La liste est impressionnante, elle donne également une idée du nombre et de la variété des activités proposées aux patients à cette époque au Vinatier. On note aussi l’importance des stages organisés par les CEMEA, uniques formations alors proposées à des infirmiers qui n’avaient plus ni diplôme, ni reconnaissance.
Au moment où Requet écrit, Charnay est mort depuis neuf ans. Une éternité aujourd’hui. Requet, pourtant, se souvient. De quelle nature étaient leur relation ? On ne sait pas mais le psychiatre se souvient du chef de la 8ème et lui rend hommage. Combien de psychiatres mettent ainsi en avant leurs collaborateurs infirmiers ou infirmières ? Michel Nique, François Tosquelles ? D’autres ? Philippe Paumelle, dans sa thèse, se contente de donner l’initiale des infirmières qui œuvrèrent à la fermeture des unités d’agités.
Poursuivons notre lecture, le récit de Requet est de ceux qu’on ne lit plus guère aujourd'hui. Des soignants sans repères théoriques, sans histoire, sans ancêtres préfèrent oublier que des activités ont été proposées régulièrement aux patients, que la bataille contre la contention a été gagnée dans les années cinquante. « A cette époque, l’hôpital offrait le spectacle permanent de manifestations d’audace sociothérapique, de luttes contre le passé et de victoires pour l’avenir ; et ce n’était pas un des spectacles les moins surprenants, parmi bien d’autres, que ces commandos de convulsionnaires (épileptiques), qui, perchés sur des échafaudages, abattaient allègrement avec de puissantes masses les vieilles murailles asilaires : elles tombèrent mais pas eux, et par cette brèche symbolique tout le reste passa. »
Son texte date de 1962, cela fait deux ans que la circulaire du 15 mars 1960 a été publiée au Journal Officiel. Philippe Paumelle a déjà créé, dans le XIIIème arrondissment ce qui sera le premier secteur de France. A La Roche-Sur-Yon et dans quelques autres établissements on abat aussi les murs de l’asile. La psychiatrie (et ses personnels) prend des risques. Elle ose. « Qu’on se souvienne de l’apparition des premiers couverts normaux sur les tables des salles à manger, c’est-à-dire vaisselles, cuillères, fourchettes, couteaux ! Vision insoutenable, impensable pour l’hôpital d’avant-guerre, figé dans sa routine compulsive des interdits et des mesures de sécurité et de restriction. ! Toute cette problématique fantastique et absurde a maintenant disparu, pour aboutir à des rapports beaucoup plus normaux et humains, mais il a fallu les 10 ans de psychiatrie subversive, qui ont suivi la guerre, pour démystifier les tabous sacrés du renfermement. » Quand on sait que dans nombre d’unités on se pose, aujourd’hui, la question de remplacer les couverts en métal par des couverts en plastique ou en bois, quand on lit ces lignes peut-on encore soutenir l’idée que la psychiatrie a progressé ?
« Pour terminer, signalons comme aboutissement de cet effort général de revalorisation du malade mental, la tendance à l’organisation des formes sociétaires, qui devaient lui donner la parole et des responsabilités et lui demander d’être un peu l’exposant de sa classe de malades : réunions, comités, conférences, votes, regroupements à la sortie, sociétés, etc. Les résultats n’ont pas toujours confirmé la peine qu’on y avait mise, probablement parce que l’esprit sociétaire n’est plus dans l’esprit de l’homme d’aujourd’hui. » Cette dernière phrase pourrait avoir été écrite aujourd'hui même. Nombreux sont ceux qui dénoncent la perte et la destruction des collectifs de travail.
André Requet n’est pas connu comme un des héraults de la psychothérapie institutionnelle, on n’en retrouve pas moins, dans cet écrit, quelques-uns des concepts de ce mouvement et notamment le plus important d’entre eux : favoriser la participation active, collective et démocratique de chaque patient aux soins et à leur organisation. Philippe Paumelle, dans sa thèse, a montré, lui aussi, combien cette démocratisation du soin est essentielle dès lors qu’il s’agit de supprimer les quartiers d’agités.
Un dossier en guise d’hommage posthume
Le document le plus ancien que j’ai retrouvé à propos de Charnay est un dossier de L’information, déjà cité. Le numéro 21, de novembre 1953, lui, est entièrement dédié. Cette attention délicate, cet hommage au « chef », à l’ami, à l’inspirateur nous paraît émaner d’un autre univers, d’un de ces métaverse que les Gaffas trament dans l’ombre. Quoi ? Il serait possible de rendre hommage à un infirmier, dans une revue, par un dossier entier ? Vous croyez ça, vous ? En psychiatrie, les infirmières et les infirmiers meurent dans l’indifférence générale, même quand ils sont victimes d’un patient. Pendant de très nombreuses années, ils avaient à peine droit à un entrefilet dans un journal local. Et quand le journaliste va un peu plus loin (surtout depuis Pau), c’est pour dénoncer le laxisme, l’insécurité, l’immigration (rayez la mention inutile, s’il y en a une) toutes choses qui n’ont pas de rapport direct avec l’évènement. On insiste sur son âge, le nombre et l’âge des orphelins. Tout ce qui peut émouvoir la mythique ménagère de plus ou moins cinquante ans. Ses compétences professionnelles, ses apports au soin sont totalement absents des commentaires.
En novembre 1953 donc, la revue du Vinatier, publiée sur l'imprimerie bricolée par Charnay lui-même, par l'entremise d'un infirmier, ancien ouvrier typographe, consacre un dossier entier au « Chef » de la 8ème division Hommes, récemment décédé. Au sommaire, un portrait, rédigé par André Requet, son chef de service, un court hommage de ses collègues infirmiers, un texte rédigé par un(e) patient(e), un poème de Paul Balvet, psychiatre, prédécesseur de Tosquelles à Saint-Alban, une présentation de l’ergothérapie par les infirmiers de la 8ème, un historique des traitements par les occupations et le travail par le Dr Requet, un poème rédigé par un patient de la 8ème et un texte par une patiente de l’atelier de Peinture, soit treize pages pour se souvenir de l’homme et de son action.
Dans un hommage, il est difficile d’éviter l’hagiographie, on en fait toujours un peu trop, on lisse les aspérités, on évite d’écrire tout ce qui pourrait heurter, choquer. Il est difficile de s’y faire une idée de l’homme. La personne réelle disparaît derrière sa légende mais quand tant de personnes qu’on entend ordinairement peu, notamment les patients et les infirmiers, évoquent « leur » disparu quelque chose d’une vérité se glisse.
Auguste Charnay est donc mort à 46 ans, des suites d’une maladie après quatre mois d’hospitalisation. Il travaillait depuis 20 ans au Vinatier : « Pour ceux qui, comme moi, le connaissait depuis 20 ans, et savaient tout le trésor de qualités que représentaient cet homme, il reste un chagrin, mélangé de regrets, et d’amertume devant cette mort mystérieuse et vaine, qui fauche un des meilleurs. » (Dr. Requet). Cette mort semble à tous invraisemblable tant l’infirmier, le chef, l’ami semblait indestructible. « Cette mort invraisemblable pour cet homme jeune et vigoureux, ce montagnard robuste et sobre, qui ne semblait pouvoir finir ses jours qu’en plein effort, face aux espaces démesurés de ses montagnes qu’il aimait et fréquentait avec passion. » (Dr Requet)
Lisons la présentation de Requet : « Charnay faisait partie de l’élite. Très bien doué à tous les points de vue, il s’était acquis avec aisance les qualités les plus précieuses du difficile métier d’infirmier psychiatrique. Il était le chef incontesté de son pavillon qu’il conduisait avec maîtrise, réunissant tous les suffrages de ses malades et de leurs familles, de ses camarades et de ses chefs. Pour moi, son médecin-chef, il était un collaborateur idéal, irremplaçable : avec lui il n’y avait pas de problème car non seulement les thérapeutiques les plus courantes comme les plus compliquées se faisaient avec exactitude dans son pavillon, mais aussi tous les problèmes quotidiens, inhérents aux milieux psychiatriques, étaient solutionnés sans difficulté, sans heurt, grâce à sa sensibilité intelligente, son expérience des choses et des hommes et la connaissance approfondie de ses malades qu’il aimait. Très conscient de la valeur de sa profession, très instruit de son métier, il n’avait qu’un but, le bien être et la guérison de ceux qui lui étaient confiés et c’est pourquoi les nouveaux modes de traitements, dont le but est la réadaptation dans son sens le plus large avaient trouvé chez lui un écho profond et une adhésion définitive. C’est dans cette voie qu’il s’est montré un véritable novateur animant par son intelligence et son tempérament d’artiste toute cette nouvelle façon de vivre de son pavillon, que ce soit dans les ateliers de cure, la bibliothèque, la peinture, les sports, les jeux, les différents comités interservices, les fêtes, les distributions, le journal. »
Est-ce trop ?
Le psychiatre Paul Balvet, dans un poème qui porte le titre de « Séparation », évoque l’absence d’un ami qu’il allait visiter sur le tas : « La porte ouverte c’était son regard ».
« Nous parlions d’un présent tendu vers d’autres jours,
de la main qui pétrit et de la main qui tisse.
Il me montrait des pots, des nattes
Il me montrait des regards libérés,
La main intelligente qui choisit les lettres
Pour en faire des mots pour notre combat.
Notre amie Liberté comme une fille de juillet
Nous enseignait ses tours, ravivait les couleurs,
Chantait l’heure sur les murs où l’heure était absente
Et attisait le four tout en jouant aux boules. »
Ses collègues infirmiers, eux aussi, écrivent leur peine : « Il nous semble le voir arriver la main dans la poche, le pas alerte, le visage souriant.
Pourtant, nous n’avons plus « Notre Chef !... », mieux même notre camarade, notre ami. »
Ils racontent aussi le soignant qu’il a été.
« Regardons autour de nous ses malades auxquels il avait voué son Idéal, le dur et ingrat métier d’infirmier psychiatrique. Il fallait les entendre : « Charnay par-ci, Charnay par-là » et toujours il répondait à leur appel, les écoutait les encourageait. Il était pour eux une lumière dans la nuit. Une branche à laquelle on s’accroche pour ne pas tomber. Sa grande satisfaction qui est aussi la nôtre, était de les voir sortir de leur rêve, et de les rendre à leur famille, à leur vie extérieure. »
Nous sommes ici tout proche d’un jugement esthétique.
« Il n’avait pas d’heure pour son travail, mais l’appel du devoir. Combien de fois ne l’avons-nous pas vu s’attarder auprès de malades souffrants, dans ses ateliers de cure, véritables ruches, ébauches de tout un avenir.
Que de peines ne lui a-t-il pas fallu pour arriver à ce stade ! Que de surmenage et d’ingéniosité ont été la source de l’essor de la nouvelle thérapeutique « l’ergothérapie ».
N’a-t-il pas commencé par une poignée de raphia, monté de rudimentaires métiers à tisser faits de quatre planches, installé une poterie ? Et dernièrement, monté un atelier d’imprimerie dont il n’aura vu, hélas, que le début …
Tout cela il l’a fait avec une modestie sans égale. Toujours avec la conviction d’arriver à réadapter aux mieux tous ses malades et vaincre les coutumes routinières de notre vieil hôpital. »
Dans un autre texte spécifiquement dédié à l’ergothérapie, ses collègues évoquent les difficultés et les réussites telles qu’elles se présentèrent au quotidien. On se rend compte à la lecture qu’il ne s’agissait pas simplement de « faire », d'occuper des malades qui s'ennuient mais que cette création d’activité et leur mise à disposition des malades reposaient sur des assises théoriques rudimentaires mais réelles. Chaque geste y était pensé au regard de ce qu'il pouvait développer chez le patient.
Charnay leur fut un modèle : « Il aura été pour nous un exemple de droiture, de courage et de bonté. Aussi nous voulons que cet exemple ne soit pas vain, nous lutterons pour poursuivre inlassablement son œuvre avec cœur et persévérance. » En 2014, leurs lointains successeurs s’inspiraient encore de Charnay et célébraient sa mémoire.
Qu’en écrivaient les patients ?
« Nous perdons en lui, non seulement le plus actif, le plus dévoué des infirmiers, mais aussi le meilleur des amis. Il avait assisté à la création de tous les ateliers d’ergothérapie qui, sous son intelligente impulsion ; n’avaient cessé de s’améliorer et de se développer pour notre plus grand bien. Il n’hésitait jamais à se dépenser pour organiser des loisirs et des distractions qui rendaient le séjour à l’hôpital plus agréable et plus profitable à ses malades. Il était surtout le confident de toutes nos joies, comme de toutes nos peines et savait toujours nous rassurer par de sages conseils, teintés d’une amicale et bienveillante ironie, lorsque nous lui faisons part de nos soucis ou de nos malaises. » (M. G.A. 8ème H
Charnay était-il infirmier, cadre ou ergothérapeute ?
Les deux premières écoles d'ergothérapie sont créées à Paris et à Nancy, en octobre 1954, soit un an après sa mort. Il n'était donc pas ergothérapeute. Il n'était pas cadre non plus même s'il remplissait certaines des fonctions d'un cadre. Le certificat cadre en psychiatrie n'existera que dans les années 70. Si le témoignage des infirmiers et de son chef de service le situe du côté d'une certaine forme d'encadrement de proximité, celui des patients le situe clairement du côté de la fonction soignante.
In memoriam
Le 13 novembre 2023, cela fera 70 ans qu’Auguste Charnay est mort, l’occasion de se souvenir de ces infirmiers pionniers qui ont contribué à créer une psychiatrie plus démocratique, plus ouverte sur la cité, plus créative, plus soignante. L’histoire a oublié leur nom. Combien d’Auguste Chanay dorment dans les limbes de l’histoire de la psychiatrie. Pour un d’entre nous célébré combien d’oubliés ?
Le pas à pas de ce qu’il est possible de trouver comme source bibliographique a montré que Charnay n’était pas seul. Il avait le soutien d’André Requet, son médecin-chef, et de ses collègues infirmiers de la 8ème Hommes. Les patients avaient la capacité de répondre à ce qu’il proposait, à non seulement y adhérer mais également à lui donner du sens. Il s’inscrit dans un mouvement puissant qui a révolutionné la psychiatrie. Au-delà de l’homme et du professionnel émérite que fut Charnay, souvenons-nous que la psychiatrie a été capable de soulever des montagnes parce que ses soignants avaient la foi nécessaire en la discipline.
Il reste à ceux d'entre nous qui font oeuvre d'historien à chercher dans les archives les traces d'Auguste Charnay, à retracer sa vie, son parcours dont je n'ai retrouvé que quelques traces écrites, à la fois riches et émouvantes.
Merci l'ami !
Dominique Friard
[1] Fauvel A., La dé/construction des « héros » dans l’histoire psychiatrique. Autour de l’exemple de Jean-Baptiste Pussin, 7èmes Rencontres de la Recherche, 23-24 mars 2022, Ecully-Lyon.
[2] Cialdella P., Une galerie de portraits à l’asile du Rhône. 1903-1914, Lyon 2021. Ouvrage présenté sur ce site dans la rubrique « Des livres à lire ».
[3] Pinel P., Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale, ou la manie, Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 2005.
[4] Du point de vue de ceux qui donnèrent son nom à la 8ème division.
[5] Requet A., « Introduction à une révolution », in L’information, 1962, n° Spécial 32, Hôpital départemental du Vinatier, pp. 6-10.
[6] Ibid, p. 5.
Date de dernière mise à jour : 11/06/2023
Commentaires
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- 1. stephane TREGOUET Le 12/08/2023
super cet article...merci de redonner des lettres de noblesse sous forme d'écrit et de témoignage à des figures emblématiques et historiques de la profession...Auguste CHARNAY pourra exister dans nos mémoires. Je m'engage à en parler aux étudiants infirmiers lors de ma prochaine intervention sur l'histoire de la psychiatrie.-
- serpsy1Le 16/08/2023
Merci Stéphane, C'est encourageant. C'est juste dommage que les sources disponibles ne permettent pas d'en dire davantage. Nous ne connaissons d'Auguste que ses dernières années d'exercice professionnel. Lisant ton commentaire sur la recherche et le peu de pénétration des travaux qui en sont issus, j'ai écrit un texte un peu étoffé pour démarrer une réflexion sur ce thème. Tu me diras ce que tu en penses. Dominique
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