Quelque chose de maniaque
« Quelque chose de maniaque »
Lorsque Françoise lui dit qu'elle ne va tout de même pas passer toute sa vie à l'hôpital psychiatrique, Jocelyne, une jeune infirmière, est partagée entre ce qu'elle doit répondre en tant qu'infirmière et ce qu'elle ressent en tant que personne. Elle retrace le parcours anamnestique de Françoise et fait appel à quelques concepts analytiques pour tenter de la comprendre.
« Jocelyne, je ne vais quand même pas passer toute ma vie ici ! » m’interpelle Françoise. Je dois lui répondre mais un tas de pensées se bouscule dans ma tête.
Il y a la théorie, avec ce que je devrais lui répondre mais aussi ce que je suis et ce que la patiente me renvoie. En théorie, je lui dirai que pour l’instant son état ne permet pas d’envisager une sortie, que nous sommes là pour prendre soin d’elle, et que de plus il s’agit d’une décision médicale.
Mais moi aujourd’hui j’aimerai lui dire que je compatis à sa détresse, que cela doit être horrible d’envisager de passer sa vie dans cet endroit, qu’il faut qu’elle essaie de s’en sortir ! En réalité j’ai du mal à objectiver que nous, équipe soignante pourrions avoir « loupé » notre prise en charge depuis qu’elle a intégré notre unité.
La raison l’emportant, je m’avance vers elle pour la rassurer, essayant de lui dire ces choses qu’elle attend, tout en gardant ma place de soignant.
Nouveaux patients dans une nouvelle unité
J’ai fait la connaissance de, appelons-là, Françoise, le jour de son arrivée dans l’unité. Du fait qu’il s’agissait de la création d’une nouvelle unité, nous attendions ces nouveaux patients avec un mélange de curiosité et d’appréhension.
En ce qui la concernait, sa réputation l’avait précédée : comportement inadapté, hétéro agressivité verbale et physique. « C’est un fort caractère » nous avait-on dit, et ce fut visible d’emblée même dans sa tenue vestimentaire, haute en couleurs.
Françoise est une patiente, que l’on aime qualifier « d’un peu à part », elle a su développer chez les soignants ce sentiment d’empathie si nécessaire à la prise en charge. Aux moments où elle est accessible, elle tente de mettre en place une relation dans laquelle elle quitte sa place de patiente pour s’inclure dans l’équipe. A ces moments là, on la voit se transformer, sa démarche, son visage et son discours sont empreints de normalité.
Françoise est née en 1960 dans la région parisienne (92), son père est policier, sa mère est femme au foyer. Elle a quatre sœurs plus âgées qu’elle. Après plusieurs déménagements, la famille s’installe à Caderousse. Le père décède d’un cancer de la prostate en 1998. Une de ses sœurs, apparemment celle dont elle est la plus proche, décède en 2010 au CH Montfavet. Tu vois, par exemple que son « Je ne vais pas passer toute ma vie ici », fait peut-être référence à autre chose, il manque peut-être comme ma sœur.
Dans les années 80, Françoise obtient un Bac G, travaille comme vendeuse, puis comme ASH dans une clinique à Nice où elle vit avec ses parents. On note qu’elle suit un traitement antiépileptique depuis 1972.
Selon les dires de sa mère, Françoise aurait un comportement sexuel désinhibé depuis l’âge de 14-15 ans. Sa mère l’enfermait pour éviter les problèmes. Françoise est décrite comme aguicheuse, séductrice… Qu’en penses-tu, toi qui connais la mère ?
Sa première hospitalisation remonte à 1985, après une rupture douloureuse. Son ami, un homme marié, la quitte après une IVG (25ans). Elle est hospitalisée pour dépression à la clinique St George à Nice. Elle y reste plusieurs mois. A sa sortie, elle va s’installer avec ses parents à Caderousse.
Noël 1991, début des troubles du comportement (agressivité verbale). Elle est en arrêt maladie depuis mai 1990. En avril 1992 c’est la première hospitalisation au CHM, pour agressivité verbale et physique envers sa mère, comportement inadapté (se rase les sourcils, jette ses objets de toilette par la fenêtre).
Depuis cette période, Françoise est hospitalisée régulièrement au CHM, deux voire trois fois par an sur des périodes allant d’un à six mois, le plus souvent en HDT pour nombreuses TS. Elle rencontre Serge lors d’une hospitalisation. Le lien affectif qui se crée alors, dure encore aujourd’hui malgré plusieurs séparations. Nouvelle IVG en 1994, elle a 34 ans. Entre 1995 et 1997 fréquente l’HDJ du Coudoulet. On note que depuis 2005 elle fera à plusieurs reprises des séjours en chambre d’isolement.
En juin 2006, adressée par les urgences d’Orange à la suite d’une nouvelle TS médicamenteuse suite à une rupture avec Serge, elle est hospitalisée. On note que son comportement est dans la continuité de ce qu’il était avant, discordance, ambivalence, théâtralisme, maniérisme, agressivité, troubles alimentaires et du sommeil, altération de l’image de soi. Ce qui est différent c’est que tous les étayages qui existaient dans son environnement ont peu à peu disparu. Françoise se révèle beaucoup moins autonome et plus du tout en capacité de faire face à la vie en appartement. La dégradation de ses relations avec Serge empêche tous projets de vie de couple, voire tous projets tout court. S’ensuivra une attitude régressive et une accentuation de certains troubles ou symptômes déjà existants. Elle sera hospitalisée successivement aux Cèdres2, en accueil crise puis aux Cèdres 3 en resocialisation avec des retours en accueil crise quand elle ne va pas bien.
Mutation à l’Espoir
A son arrivée on note chez la patiente une labilité de l’humeur, des manifestations anxieuses du type de cris et déambulations le long des couloirs de l’unité.
Première fugue en janvier 2011 : elle est récupérée par la police d’Orange. Elle verbalise être allé voir son petit ami (absent car hospitalisé), et déclare avoir eu l’autorisation du médecin.
Courant février, Françoise est décrite comme calme dans l’unité, adaptée lors des temps institutionnels et dans la relation, tolérante à la frustration. Elle demande toujours à aller voir Serge, hospitalisé pour dépression qui ne souhaite pas la revoir avant la fin de sa convalescence. Des soignants de l’équipe décident d’appeler Serge qui verbalise qu’il serait ravi de la voir lorsqu’il sera de retour chez lui. Manifestation de joie chez Françoise quand cela lui est annoncé.
Deuxième début mars, elle part voir Serge, semble contente de raconter son « évasion » à son retour.
Pour pallier ces fugues une permission est organisée chez Serge 5 jours plus tard.
Deux jours après, Françoise part de l’unité pour aller à son ancien appartement sans permission. Elle semble ne pas savoir qu’elle n’en est plus la locataire. Elle sera mise en chambre de repos à son retour. Il n’est pas négligeable de noter que même l’équipe ne savait pas qu’elle n’avait plus d’appartement.
Deux autres permissions chez Serge auront lieu qui ramèneront la patiente dans un état d’angoisse avérée, humeur haute. On constatera aussi que cet état est présent avant les permissions, pratiquement sans discontinuer. Serge appelé par les soignants verbalisera son souhait d’espacer voire arrêter les permissions.
S’ensuivra pour Françoise de longues périodes d’alternance entre la chambre de repos et le port du pyjama dans l’unité mais aussi la suspension des permissions.
Le projet de l’unité est de permettre à Françoise de renouer avec les actes de la vie quotidienne, d’en retrouver le goût. Dans cette optique, en septembre 2011 est mis en place de l’atelier Marie Laurencin qui se poursuit jusqu’à ce jour et dans lequel Françoise semble maintenant s’investir. Dans cet atelier, elle dessine et ne manque jamais l’occasion de nous montrer ses réalisations. Elle réclame également, bien à l’avance à y être accompagnée.
Aujourd’hui, même si la patiente présente encore de nombreux troubles, elle n’évoque que très rarement son compagnon. Son comportement présente encore souvent des accès maniaques qui la pénalisent dans les actes de la vie quotidienne. Elle a développé une phobie de l’extérieur et surtout des escaliers, phobies qui semblent aujourd’hui diriger sa vie. Des soignants l’accompagnent régulièrement dehors en valorisant ses capacités. Elle a testé aussi l’atelier « émouvance » dans lequel elle apprenait des chorégraphies, ce qui semblait vraiment lui plaire. Elle en revenait souriante, nous montrant ce qu’elle y a appris tout en fredonnant. La prise en charge n’a pu se poursuivre. Dans de nombreux domaines de la vie quotidienne, Françoise arrive aujourd’hui à se gérer (toilette, choix des vêtements, régime alimentaire…).
Aspects psychanalytiques
Le diagnostic posé, à ce jour par le psychiatre est : Trouble schizo-affectif type bipolaire en raison de présence de symptômes psychotiques au cours d’un trouble schizo-affectif.
En ce qui concerne Françoise, l’aspect dépressif est le plus présent, malgré des épisodes maniaques.
Sur le plan psychanalytique, il existe deux grandes interprétations des troubles de l’humeur : le travail de deuil (Freud, 1917) et la position dépressive (Klein, 1940).
Chez FREUD : il est question de travail de deuil, de même type que chez le déprimé, mais il est interminable. Le mécanisme de la dépression se décompose en 3 stades : il y a d'abord la perte d'un Objet cher (réel ou fantasmatique). Vient ensuite l'intériorisation de cet Objet avec identification à lui. La troisième période est le stade d'ambivalence par rapport à cet Objet, avec mise en œuvre d'une haine destructrice. L'Objet intériorisé est à la fois aimé et haï. FREUD soulève les notions de répétition et de résonance chez ce type de patient : un petit évènement peut se répéter et se retrouver année après année.
Mélanie KLEIN introduit le terme de position dépressive. Le nourrisson a conscience que sa mère est extérieure à lui. Il peut donc la perdre. C'est sa propre agressivité qui risque de provoquer le départ de sa mère, amenant chez lui une notion de culpabilité. La maladie nommée "dépression" est une reviviscence de cette période et de ce vécu.
La notion de dépression tourne autour de la problématique de la perte. FREUD, dans "Métapsychologie", l'inclut dans un processus de deuil. Le dépressif vit dans la perte d'un Objet très aimé et idéalisé. Mélanie KLEIN, dans la position dépressive du 8ème mois, parle de l'enfant qui ne pourra plus être le premier Objet d'amour de la mère. Toutes les expériences dépressives, de rupture dans la vie seront constituées en dépendance de la phase dépressive du 8ème mois. Si l'enfant n'arrive pas à réinvestir dans un deuxième temps sa mère de façon satisfaisante, on pourra alors parler de structure dépressive, amenant le sujet à s'appuyer sur son entourage.
La position schizo-paranoïde et la position dépressive sont deux étapes du développement qui sont essentielles dans la compréhension des troubles mentaux aussi bien que du fonctionnement psychologique normal. Il s’agit de position et non pas de stade, c’est-à-dire que cela décrit des fonctionnements qui peuvent se reproduire à n’importe quel moment de la vie dans des situations diverses de la vie.
Selon Mélanie Klein, le nourrisson est confronté à une angoisse importante lorsqu’il fait l’expérience d’une sensation déplaisante (la faim par exemple) qui n’est pas soulagée directement par un objet externe (le sein maternel). N’ayant pas encore conscience de l’externalité de la mère ni de représentation de l’extérieur, l’enfant se représente fantasmatiquement ce qu’il éprouve comme le fait qu’un objet bon, secourable vient faire taire la tension insupportable due à un « mauvais objet ». Peu à peu, le bon objet va être localisé dans un monde extérieur dans lequel sera également projeté le « mauvais objet ». L’enfant sera donc confronté à deux objets externes, le bon et le mauvais sein. L’internalisation du bon sein va permettre à l’enfant de constituer les fondations de son Moi qui vont être attaquées par le mauvais objet (le sein absent). Pour se soulager des angoisses de morcellement et de persécution qu’il ressent le nourrisson va projeter ses mauvais objets internes sur ce bon sein idéalisé et sécurisant. On est là dans la position schizo-paranoïde.
Le passage à la position dépressive va être une épreuve douloureuse pour l’enfant qui va peu à peu percevoir que le sein absent (mauvais sein) et le sein présent (le bon sein) ne font qu’un. Il va alors éprouver une angoisse liée à sa propre agressivité destructrice qu’il a pu projeter sur le bon sein. Cette culpabilité, si elle est supportée par l’enfant, va s’accompagner d’une unification de l’objet externe (sein total) et de la mise en place de mécanisme de défense spécifique à cette agressivité autre que l’identification projective.
Le développement du Moi se faisant par identifications successives à différents objets, il peut être réduit à une alternance entre position schizo-paranoïde et position dépressive. La position dépressive est l’élément essentiel du développement. En effet si elle ne peut pas être abordée, le sujet se maintient en position schizo-paranoïde et court le risque de développer les pathologies mentales propres à cette position (psychoses, névroses obsessionnelles, etc.) ; s’il ne parvient pas à la dépasser le tableau clinique s’oriente vers des troubles dépressifs psychotiques (mélancolie, manie). Le ffait de pouvoir supporter ses propres attaques sadiques contre l’objet d’amour, sans être parasité par une trop forte culpabilité, est l’élément le plus fondamental sur le plan du développement des relations d’objet et du passage de la position schizo-paranoïde à la position dépressive.
Retour à Françoise
On peut établir un parallèle avec ce qui vient d’être exposé et Françoise. Cette dernière ayant une relation fusionnelle avec sa mère. Quand elle en parle, il y a deux versants :
-
La bonne-mère : elle l’appelle alors comme une enfant, réclame sa présence, pleure.
-
La mauvaise–mère : celle selon ses dires qui l’a empêchée d’avoir des enfants, qui l’a spoliée, elle la traite alors avec les pires grossièretés.
On peut aussi évoquer le père, Françoise le décrit comme très sévère voire tyrannique, quand il était là, elle avait le droit de ne rien faire. De plus on peut aussi noter que Françoise est la benjamine et arrive après quatre sœurs, qu’elle qualifie de jalouses d’elle depuis toute petites !
Il y a aussi la fixation au stade anal, Françoise, bien que sous laxatifs quotidiens, ne va que rarement aux toilettes et quand elle y va, c’est toujours le même rituel, son ventre a atteint les proportions d’une femme prête à accoucher, et Françoise nous parle de son accouchement dans les toilettes, pousse des cris semblables à ceux d’un accouchement. Elle va jusqu’à nous dire qu’elle a vu le bébé dans les toilettes. Puis reprend ses déambulations dans les couloirs.
On note aussi une recrudescence des phobies chez Françoise, peur de l’escalier (monter et descendre) et de manière générale, peur de tomber lorsqu’elle passe la porte de l’unité.
Si on évoque les aspects psychanalytiques des phobies :
Le bénéfice primaire est de l'ordre de l'inconscient (paralysie, tétanie...).
Le bénéfice secondaire est d'ordre plus conscient (entourage d'amis...).
Il peut ensuite y avoir une réapparition, de manière plus fixée, de tel ou tel symptôme, chez Françoise la reviviscence de la position dépressive, perte d’un objet très aimé.
L'angoisse précède le refoulement. Le retour du refoulé contraint le Moi à utiliser, de façon moins économique, une solution qu'est le déplacement sur un Objet extérieur, porteur d'angoisse. Désormais l'angoisse paraîtra extérieure au sujet, et non-plus comme une problématique interne. Si la solution est bancale, handicapante, source de conflits continuels, elle n'en permettra pas moins l'évitement (on évite de toucher aux araignées une fois qu'on les a chargées de nos angoisses).
Conclusion
Cette approche psychanalytique permet de comprendre la pathologie de Françoise, mais en quoi peut-elle m’aider dans la prise en charge de la patiente ?
Gagner la confiance est nécessaire car les sujets psychotiques perçoivent souvent le mode et la relation à l’autre comme extrêmement menaçant, ce qui implique que les soignants doivent être vigilants aux signes infirmes par lesquels les patients s’expriment.
La neutralité bienveillante est une attitude fausse. Avec Françoise, qui est hyper-affective, on est entraîné dans une relation de sympathie ou d’empathie qui est fondamentale pour la compréhension.
Chez Françoise, il y a peu d’agressivité, en tout cas physique, car il est vrai qu’elle peut être virulente verbalement mais s’en excuse après un temps de réflexion dès que la remarque lui est faite.
Elle ne laisse personne indifférent, il m’arrive souvent de dire qu’elle pourrait être une de mes connaissances car sur bon nombre de sujets ce qu’elle dit n’est pas dénué de sens. Dans l’unité c’est Mme Météo car lorsque l’on arrive à 6 heures, sa tenue vestimentaire, son regard ou la manière dont elle vous dit bonjour vous annonce comment va se dérouler la journée.
Le projet de Françoise n’est jamais discuté en réunion, j’ai l’impression que la phrase prononcée au début de ce texte pourrait être celle de la fin : « Je ne vais quand même pas passer toute ma vie ici ! ».
Jocelyne Allouche, C.H. Montfavet
Commentaires
Le texte, ici présenté, est un texte de travail, certes présenté dans le cadre de la consolidation des savoirs. Jocelyne décrit son cheminement de pensée autour de Françoise, de ce « passer toute ma vie ici » et des concepts qu’elle a tenté de mobiliser pour ce faire.
« Je ne vais quand même pas passer toute ma vie ici ! » On sent combien la soignante est mal à l’aise avec cette affirmation de Françoise. Un tas de pensées se bouscule dans sa tête. Pas des pensées qui vont viennent et ne s’arrêtent pas, mais de la pensée en tas, presque solide. J’imagine des pensées comme un tas de feuilles mortes. Peut-être est-ce le destin de toute pensée concernant Françoise. Quelque chose de fragile que le mistral emporte. Comme des feuilles détachées de l’arbre qu’on disperse en marchant le long du trottoir. Des pensées sans sève, racornies qui craquent sous les pas.
Jocelyne a idée de ce qu’elle devrait répondre … en théorie. Ça se bouscule dans sa tête entre ce qu’elle devrait faire (en théorie c’est-à-dire selon son idée de ce que devrait répondre une soignante), ce qu’elle est en tant que personne et ce que Françoise, la patiente, lui renvoie. On perçoit une première division entre ce qu’elle est et une sorte d’idéal soignant (théorique) auquel la personne Jocelyne doit se plier. On pressent, dès le début du texte que ces deux dimensions ne s’articulent pas bien. Il en va souvent ainsi des jeunes soignants : ils veulent bien faire et oublient ce qu’ils sont.
Que doit-elle répondre à Françoise, en théorie, en référence à son Idéal ? Trois choses :
- Pour l’instant son état ne permet pas d’envisager une sortie,
- Nous sommes là pour prendre soin d’elle
- De plus il s’agit d’une décision médicale.
Les trois affirmations fabriquent une drôle de mayonnaise où l’huile, la moutarde et l’œuf ont bien du mal à se mélanger. En réalité, aucune de ces affirmations ne répond à celle de Françoise. L’idéal soignant commande à Jocelyne de répondre à côté. « Je ne vais quand même pas passer toute ma vie ici ! » « Pour l’instant, votre état ne permet pas d’envisager votre sortie. » C’est une autre façon d’opiner. « Il s’agit d’une décision médicale » Ce n’est pas moi qui décide c’est le médecin, allez-le lui dire à lui. « Nous sommes là pour prendre soin de vous. » Face à cette affirmation, qu’est-ce que prendre soin de Françoise ?
Lui répondre ? Peut-être, peut-être pas.
L’Idéal soignant tel que le conçoit Jocelyne consiste à ne pas entendre ce que dit Françoise.
Que dirait la personne Jocelyne, celle qui n’est pas qu’infirmière ?
« Je compatis à votre détresse », « Cela doit être horrible d’envisager de passer sa vie dans cet endroit », « « Il faut que vous essayiez de vous en sortir. »
L’infirmière est sourde à la détresse de Françoise, elle n’y compatit pas. Elle ne ressent pas l’horreur de sa situation. Elle ne l’invite pas à tout faire pour s’en sortir. La personne est tournée vers les émotions de Françoise, l’infirmière vers la rassurance. Qu’est-ce qui aurait été le plus rassurant ? Que Jocelyne prenne en compte ses émotions ou qu’elle justifie son internement ?
Jocelyne nous explique ce clivage entre ce qu’elle ressent de Françoise et la réponse qu’elle lui fait : « En réalité, j’ai du mal à objectiver que nous équipe soignante (et donc moi Jocelyne) pourrions avoir loupé notre prise en charge depuis qu’elle a intégré notre unité. Est-ce trop fort d’évoquer la notion de culpabilité ? Quand Françoise affirme « Je ne vais quand même pas passer toute ma vie ci ! » Jocelyne entend : « Vous n’avez pas été capable de me permettre de sortir d’ici. »
Donc, la raison l’emportant (entendre ici, la culpabilité) je m’avance vers elle pour la rassurer en essayant de lui dire ces choses qu’elle attend, tout en gardant ma place de soignant. Que sait-elle des choses qu’aimerait entendre Françoise ? Dans l’échange rapporté, elle ne l’explore pas. Elle se tient à sa place de soignante, bien tenue dans sa blouse mais le rôle qu’elle remplit n’est pas celui d’une soignante, la fonction qu’elle tient n’est pas une fonction thérapeutique. Apprend-on encore cela à l’IFSI ?
C’est le passionnant de ce début de texte. Et il nous faut remercier Françoise de nous le faire toucher du doigt.
Comment Jocelyne pourrait-elle se positionner comme soignante ?
D’abord peut-être en écoutant Françoise.
Elle ne dit pas : « Je ne veux pas passer toute ma vie ici ! ». Elle ne demande pas si elle va passer toute sa vie ici, elle utilise une curieuse formulation interro-négative. Et si, au contraire, ce que souhaitait Françoise c’était de passer tout le reste de sa vie dans cette unité ? La question vaut d’être posée. C’est peut-être aussi cet hypothétique sens masqué qui interpelle Jocelyne. Comment pourrait-on désirer finir sa vie à l’hôpital psychiatrique ? Comme sa sœur préférée ?
Si nous laissons de côté notre culpabilité, nos représentations, peut-être aurons-nous du matériel pour travailler ?
Je le redis, pourquoi répondre ? Pourquoi vouloir à toute force rassurer ?
Il est toujours possible de lui renvoyer sa question, son interrogation. Françoise semble y avoir réfléchi. La phrase ne vient pas comme ça.
On peut tenter un « Qu’en pensez-vous, vous Françoise ? », « Toute votre vie ? », On peut insister aussi bien sur le « Toute », que sur le « votre ». Dans un cas de figure, on cherche à s’appuyer sur sa vie avant l’hospitalisation. Elle a 25 ans lors de sa première hospitalisation pour dépression. Les troubles du comportement (agressivité verbale) apparaissent quand elle a 30 ans. Jusque-là, sauf pendant la période où elle est hospitalisée pour dépression, elle travaille. Elle a donc eu une vie avant Montfavet (vendeuse puis ASH dans une clinique). Elle a eu au moins un petit ami. On peut explorer avec elle ce qui différencie cette période où elle vivait hors de l’hôpital, en étant capable de mobiliser ses ressources et la période actuelle.
L’anamnèse n’est qu’une histoire médicale de la personne. Elle est entièrement orientée vers les symptômes, leur gravité, les hospitalisations. Elle ne fait pas récit, ni histoire. Elle permet peu de mobiliser les ressources de la personne. Il est important de construire l’histoire de vie du patient avec lui, d’entendre ce qu’il a à en dire. Que sait-on de la période où Françoise était ASH ? « Au moment où elle est accessible, note Jocelyne, elle tente de mettre en place une relation dans laquelle elle quitte sa place de patiente pour s’inclure dans l’équipe. » N’est-ce pas ce que tenterait de faire une ancienne ASH ? Que se passerait-il si on lui permettait d’occuper (un peu) de cette place ? A la cafétéria de l’hôpital ou ailleurs ? « A ces moments-là, écrit Jocelyne, on la voit se transformer ; sa démarche, son visage et son discours semblent empreints de normalité. »
Il est vrai que l’on préfère que chacun soit bien à sa place.
D. Friard
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