Un cœur en plastique. Conte de Noël

Un cœur en plastique
Conte de Noël

En complément du dossier de la revue Santé Mentale : « Occupationnel et/ou thérapeutique », un conte de Noël qui illustre certaines des thèses développées dans la revue.  

Il était une fois un jeune homme brillant, l’espoir de sa famille, qui avait quitté son Sénégal natal pour faire des études en France, à Paris. Le paradis promis n’avait rien d’un conte de fées. Notre jeune homme, appelons le Adama, s’était retrouvé isolé dans sa chambre de la cité universitaire où il logeait. La maigre pension qu’il recevait ne lui permettait que de survivre. 
L’étudiant français n’est pas raciste, il est volontiers universaliste mais Adama, obnubilé par ses études, ne fréquentait pas les concerts, ni les meetings. Il n’appartenait à aucune des associations ou coteries qui structurent la vie étudiante. Il était vraiment seul. Les rares jeunes femmes qu’il croisait se détournaient bien vite de lui. Il se sentait seul et avait froid. La fraîcheur des températures parisiennes n’était pas seule en cause, le froid que ressentait Adama était plus profond, plus abyssal. Il lui broyait l’âme. Il ne parvenait plus à se concentrer sur ses cours. Il lisait une ligne et pouvait rester bloqué sur elle pendant des heures. Ses résultats s’en ressentirent. Il finit par ne plus aller à l’université. 
Il avait la sensation qu’on pouvait lire en lui comme dans un livre, que rien de lui n’était étranger à l’autre, quel qu’il soit. Il se vivait comme transparent. Il se sentait concerné par tous et toutes. Il passait ses journées et ses nuits à tenter de comprendre cette énigme. Un matin, à 4h32 exactement, une voix lui donna la clé : il était la sphère autour de laquelle l’univers tournait. Le rallye Paris-Dakar était alors dans son enfance. Les medias en parlaient abondamment. Il sut qu’il devait en prendre le départ, trouver un véhicule, un équipage. Il n’eut pas le temps de voler de voiture. A la première démarche qu’il fit pour obtenir le permis de conduire son agitation, ses propos incohérents, tenus dans un mélange de wolof, de français et de sérère, alertèrent et signalèrent qu’il était en train de se perdre. Il fut hospitalisé. En psychiatrie. Le diagnostic de bouffée délirante aiguë fut très vite posé. 
C’est étrange mais Adama fit vite confiance aux soignants qu’il rencontra à son arrivée dans l’unité de cet hôpital situé à la périphérie de Paris. Etait-ce parce que celui qui l’accueillit le reçut avec un cœur en plastique dans la main, était-ce parce qu’une demi-heure plus tard, il l’entendit jouer de la flûte à bec ? Etait-ce parce que le médecin qui le reçut avait fait sa thèse à partir des travaux de Georges Devereux ? Etait-ce parce que ce médecin connaissait quelques mots de wolof ? Qui sait ce qui se passe dans la tête d’un homme ? 
Adama qui ne s’exprimait plus en français eut la sensation d’être accueilli. Les soignants comme les autres patients ne comprenaient pas ce qu’il racontait mais ne s’en souciaient pas plus que ça. Ils avaient la sensation que lui les comprenait et c’était bien suffisant pour eux. Ils avaient d’autres soucis. Il n’y eut donc pas besoin de lui faire prendre son traitement contre son gré. Les soignants sentaient bien qu’Adama consentait au traitement du bout des lèvres, que s’il avait réellement eu le choix, il s’en serait passé mais à aucun moment ils ne lui dirent que c’était pour son bien. Ils le présentaient comme une sorte de formalité nécessaire, un rituel auquel sacrifier avant de retourner préparer la fête de Noël. Quant à la chambre où il dormait, elle était finalement plus spacieuse que sa chambre d’étudiant. 
Noël approchait. Soignants et soignés mettaient les bouchées doubles pour préparer la soirée. En dehors du repas amélioré, il avait été décidé de préparer un spectacle : musique et sketchs. Depuis trois semaines, chaque acteur répétait son rôle avec un soignant, à l’insu des autres à cause de la surprise. Marc, un des patients y opérait Claude, un autre patient, derrière un drap illuminé par un projecteur. Il sortait de son ventre des tas d’objets hétéroclites : une clé de douze, un réveil, un débouche-évier, un cœur en plastique, etc. ce que chacun avait pu trouver de farfelu dans l’unité. Il y avait évidemment une chute et cette chute devait être prononcée exactement au bon moment, avec la bonne intonation. 
Rien de tout cela n’était gratuit. Ça s’inscrivait dans du soin. Marc avait proposé le sketch et Claude avait accepté d’être le cobaye. Le soignant qui organisait les répétitions savait que le corps de Claude était en permanence travaillé par une dame qui pétrissait ses organes pour le transformer en super-crooner. Les répétitions avaient donc pour fonction de désamorcer la charge émotive du sketch, de le rendre possible en s’ouvrant à tout ce que Claude pourrait en dire et de proposer quelques variations, parfois infimes au maigre scénario élaboré par Marc qui était une sorte de génie du bricolage fasciné par l’intérieur des choses. Il lui fallait démonter, puis remonter, puis démonter puis remonter pour tenter de comprendre comment les objets fonctionnaient. Plus d’une radio et je ne sais combien de réveils y étaient passés. Marc réparait toujours mais n’était guère avancé quant à savoir comment ça fonctionnait. Bien sûr, le sketch flirtait avec les thèmes délirants de l’un et l’obsession de l’autre mais c’est probablement ce qui les motivait, l’un et l’autre, à répéter la scène jusqu’à atteindre une forme de perfection qui tromperait les spectateurs. Il fallait, par exemple, toujours produire une ombre qui permette de reconnaître l’objet d’emblée. Les ombres de la clé de douze, du réveil avec le tic-tac, du débouche-évier, de la raquette de ping-pong étaient assez simples à faire apparaître. Il suffisait que Marc les oriente dans le bon sens par rapport à la lumière mais le cœur en plastique, comment faire en sorte que son ombre soit reconnue. Il avait été envisagé de le supprimer mais Claude trouvait ça dommage, c’était quand même le seul objet en rapport avec le corps humain. Marc avait trouvé la solution : il le sortait et le lançait dans la salle comme s’il lui avait échappé. Effet comique garanti ! 
Un autre groupe répétait quelques chansons autour d’une guitare et de la flûte à bec. Chanter ensemble ne va pas de soi et chanter en suivant la musique non plus. Cette atmosphère de préparation de la fête non seulement stimulait chacun mais organisait la vie des soignés et des soignants. Comme il n’était possible de répéter que lors des moments où les soignants étaient disponibles, chacun s’ingéniait à faire en sorte qu’ils le soient le plus possible. Les patients prenaient soin les uns des autres. Ils veillaient sur M. Boulanger et limitaient des errances provoquées par les atteintes de sa maladie d’Alzheimer. L’entraide était au cœur de ce moment. Tout ce dont Adama avait été privé depuis son arrivée en France. 
La fête fut réussie comme il se doit. Au lieu d’aller squatter l’espace-télé ou d’aller se coucher après avoir englouti leur repas en quelques bouchées, tous restèrent et papotèrent de tout, de rien, de la vie avec des soignants qui relançaient la discussion quand celle-ci semblait s’éteindre. Le sketch eut beaucoup de succès. Marc se débrouilla pour que ce soit le psychiatre de l’unité, invité au repas, qui reçoive le cœur en plastique. Les chansons furent entonnées par la plupart des spectateurs, Adama les accompagna sur un tam-tam chaise improvisé. Quelques-uns, dont Adama, firent quelques pas de danse. L’espace d’une soirée, les uns et les autres oublièrent qu’ils étaient hospitalisés en psychiatrie le soir de Noël. Les idées noires, bleues, rouges et multicolores eurent la gentillesse de se faire discrètes. L’ambiance festive se prolongea tout un mois. 
Adama repartit, guéri, au Sénégal, quelques semaines plus tard. Au début de l’été, un des soignants reçut une lettre de Dakar. Elle contenait quelques mots et une magnifique photo d’Adama souriant fièrement derrière des ray ban. Trônant devant un étal rempli de lunettes de soleil, il rayonnait. Ils correspondirent quelque temps avant que l’oubli fasse son chemin. Adama lui raconta combien cette fête avait été, pour lui, essentielle. Il avait saisi ce qui lui manquait depuis son arrivée en France : une communauté où l’on se soucie les uns des autres et la fête qui la nourrit et s’en nourrit. En son for intérieur, il avait alors pris la décision de retourner chez lui, retrouver ses racines et ses aïeuls dont avec ses études, il s’était trop éloigné. 


Dominique Friard

Une première version de ce texte a été publié dans Le journal abrasif, en décembre 2020. J’en profite pour saluer Lionel Belarbi qui en fut le rédacteur-en-chef.


 

Date de dernière mise à jour : 24/12/2024

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