L’isolement, une histoire sans femmes ?
L’isolement, une histoire sans femmes ?
Dominique Friard, ISP Gap (05), superviseur d’équipes, Anne-Sophie Kieffer, IDE, Montperrin (13)
« J’ai commandé les ceintures de maintien au lit. Il faut s’habituer à les serrer suffisamment. Autrement, le patient risque de glisser et de s’étrangler. Je montrerai comment faire aux collègues, elles hésitent à serrer et du coup c’est dangereux ... J’ai vu sur le catalogue du fabricant qu’il existait des boucliers, écran de protection. Ils permettent une maîtrise efficace du patient grâce à des bandes de fixation rapide, des poignées permettent le transport du patient à son lit ou à la chambre d’isolement. En plus, le bouclier résiste aux objets coupants ou piquants. Il faudrait peut-être que l’on s’équipe. En termes de sécurité ce serait un vrai plus.
- Vous pensez qu’on a en besoin Guillaume ?
- Oui. De cette façon, on peut s’approcher du patient agressif sans prendre trop de risques. On peut le maîtriser plus rapidement. »
J’ai entendu ce petit dialogue qui pourrait être extrait de « Vol au dessus d’un nid de coucous » lors d’une pause cigarette. Il se déroulait dans le patio d’un établissement psychiatrique du Sud de la France dans lequel j’intervenais dans le cadre d’une formation sur l’isolement. Les acteurs en étaient un cadre de santé et celui que j’ai nommé Guillaume, un aide-soignant, qui s’occupait des problèmes de violence dans une des unités de cet établissement. Cet établissement regroupe trois pôles. Assez curieusement, seuls les soignants de deux pôles participaient à la formation. Leur approche de l’isolement était plutôt réflexive. Nous avions repris quelques séquences d’isolement qui prêtaient à discussion. Le cadre et l’aide-soignant appartenaient au pôle absent. En tendant l’oreille, j’ai compris que les histoires de contention et d’isolement ne se discutaient pas en réunion, au sein d’une équipe composée d’infirmières et de médecins qui pouvaient avoir des avis, des idées sur cette problématique mais dans une relation directe entre cet aide-soignant (et un de ses collègues) et le cadre. Une approche en action-réaction. La prescription médicale légitimait toujours après-coup l’isolement ou la contention. L’intéressant de cette anecdote minuscule était qu’elle se jouait des statuts, des rôles et des fonctions. Les aides-soignants, dans cette unité, avaient, en tant qu’hommes, un pouvoir assez exorbitant qui transgressait les textes sans se poser trop de questions. J’en ai déduit qu’à cet endroit-là, l’isolement et la contention, la gestion de la violence, c’étaient des histoires d’hommes dont les femmes étaient exclues. S’agissait-il d’une aberration locale ou retrouve-t-on cette tendance dans d’autres lieux de soins ? Qu’il y ait parfois besoin d’hommes pour contenir un patient violent (ou susceptible de l’être) implique-t-il une moindre prise en considération des avis féminins ? Peut-on soutenir que ces « affaires d’hommes » structurent les relations de pouvoir au sein des unités temps plein ?
La question du genre
Les infirmières sont des femmes, c’est bien connu, et affirmé au-delà même des règles de grammaire. Infirmière, c’est même le prototype du métier féminin avec tout ce que cela implique de non-reconnaissance statutaire. Est-ce que cela fait une différence d’être une infirmière homme ? Nos équipes sont composées de femmes en majorité et d’hommes en plus petit nombre. Et pourtant, statistiquement, un homme a plus de chances de devenir cadre de santé qu’une femme. Comment les rapports de genre structurent-ils les équipes ? Nous essaierons de penser tout cela en partant des questions posées par l’isolement et par la gestion masculine des problématiques d’agression.
En psychiatrie, on parle d’agitation, pas de violence. En psychanalyse, jusqu’aux travaux de Bergeret (1), on élabore à partir de l’agressivité. La réflexion sur l'agitation a tellement marqué les esprits et les pratiques que les pavillons (ou les quartiers selon les époques) ont été divisés en pavillons d’agités, de tranquilles, de semi-tranquilles ou de gâteux. L’architecture et la technologie asilaire prenaient en compte les nécessités du soin aux différentes populations hébergées dans ces quartiers.
Il ne s’agit pas de jouer sur les mots mais d’observer qu’il y a une différence de taille entre agitation et violence. L’agitation s’inscrit dans une sémiologie. On peut décrire l’agitation du dément, celle du confus qui s’exercent à certaines heures et prennent certaines formes qui permettent de ne pas les confondre avec la crise de nerf hystérique. On différencie la turbulence de l’enfant, le raptus, la fureur épileptique ou maniaque. Je ne reprendrais pas in extenso les différents éléments de cette sémiologie psychiatrique très riche que nous ont laissés les soignants qui nous ont précédés. Si je remplace agitation par violence, qu’obtiens-je ? Un appauvrissement de la clinique. Je me centre sur l’effet et non pas sur la causalité psychique du comportement. Je peux prévenir l’agitation pas la violence. Si l’agitation est plurielle, la violence est une, en tout cas avec les outils de pensée qui sont les nôtres. L’agitation, au fond, est un terme de technique médicale qui fait peu appel aux affects. On différencie la crise de l’état d’agitation. La violence, terme issu de la criminologie suscite des émotions telles que la peur ou la colère. Elle tétanise, elle fascine, elle effraie, elle pousse parfois à la contre-violence.
Sommes-nous égaux face à la violence ? Hommes et femmes abordent-ils ces phénomènes de la même façon ? La plupart des travaux montrent que non (2). Si hommes et femmes font preuve de la même quantité d’agressivité, la forme qu’elle revêt diffère.
Les femmes ont de tout temps appris à faire avec les agressions masculines. Elles observent, étudient. Elles cherchent à la prévenir. Elles ne répondent pas à la force par la force. Elles louvoient, elles rusent. Quelles que soient les limites des lieux communs que j’énonce, lieux communs relayés par des auteurs tels que Pascale Molinier (3), cette attitude du féminin vis-à-vis de la violence, le care comme diraient certains mérite d’être pensé.
Je ne connais pas M. S.
Mr S. est un patient schizophrène d’une cinquantaine d’années. Il est connu du secteur et est déjà passé à l’acte sur d’autres patients. Cela fait déjà quelques jours qu’il est en isolement et il est bien clair pour tout le monde « qu’il faut être 4 hommes pour aller le voir ». A ce moment là, moi, une infirmière femme, je ne connais pas Mr S., je ne l’ai pas encore rencontré, et j’ai pourtant déjà une image qui s’est mise en place. Cinq fois par jour, mes collègues doivent composer avec le pool renfort à certains moments et les infirmiers d’autres pavillons à d’autres moments. Une logistique presque kafkaïenne se met en place. Mr S. ne voit donc que des hommes différents à chaque passage de manière parfaitement aléatoire. Il faudra attendre une semaine entière pour que je fasse sa connaissance. Je le rencontre en CI. Lorsque je vais le voir la première fois, j’ai peur. Pendant une semaine, un mythe s’est crée autour de lui. « Il peut être très violent », « C’est un patient dangereux ». Ces différents « rapports » qui m’ont été fait par mes collègues masculins ont créé chez moi une appréhension. Il aurait frappé des patients à coup de poings. Je n'en sais pas plus sur ce ou ces passages à l'acte. Ce sont des évènements qui appartiennent au passé, qui remontent à plusieurs années et il n'est pas facile pour moi d'obtenir des renseignements. Les observations de mes collègues hommes ne se situent que dans un registre comportemental. Est-il délirant ? On ne le sait pas. Qu’est-ce qui motive sa violence ? Quelle forme prend-elle ? On ne sait pas. Si nous étions dans une approche criminologique de la violence on parlerait de mode opératoire, on le décrirait. Là non, là rien. Juste de la violence, de la dangerosité comme si violence et dangerosité échappait à toute logique. Or même chez les serials killers existe une typologie.
Quelle n’est pas ma surprise, donc, lors de cette première rencontre d’être confrontée à un homme qui se comporte très bien avec moi ! Je me retrouve face à un homme gentil et attentionné avec moi (qui se soucie de ou est ce que je vais m’asseoir, qui me pose plein de questions). Il n’en sera pas de même durant tout le temps de son séjour en CI. L’humeur est fluctuante et ses rapports avec l’équipe aussi. La réponse de l’équipe est fluctuante elle aussi. Quand Mr S. s’énerve, quand il est agressif, on se remet à prescrire à l’écrit des renforts et à l’oral des hommes. Mais aussi quand Mr S. se disperse dans la salle de bains et que l’on appréhende déjà qu’il va falloir le faire rentrer dans sa CI. Comment Mr S. le comprend-il ? Que représentent ces infirmiers (qui ne reviennent que quand ça ne va pas) pour lui ? Et que représente Mr S. (Pour qui ils sont obligés de quitter leurs propres pavillons et leurs propres patients) pour eux ?
Sur un entretien d’un quart d’heure, on évalue la dangerosité de Mr S. Evalue-t-on aussi son ras-le-bol de l’isolement ?
De manière plus générale, lorsqu’un patient risque de passer à l’acte, l’équipe sur place appelle l’accueil pour demander d’envoyer un médecin (s’il n’y en a pas un présent sur l’unité) et des renforts. Le réflexe de l’accueil est de faire appel à des hommes d’autres unités ou au pool renfort (composé de 7 hommes et 1 femme). Souvent l’épisode finit par une mise en chambre d’isolement « musclée » conduite par des hommes. Finalement, le patient est entouré de 6 ou 7 personnes. Tout le monde lui parle en même temps et certains parlent entre eux derrière lui. Le médecin prescrit souvent « des renforts » avec comme consigne orale un certain nombre d’hommes minimum au moins pendant les premiers temps de passage en CI. On ne revient jamais sur l’intervention en elle-même. La mise en CI et le risque de passage à l’acte qui l’a motivé sont complètement banalisés. Les hommes repartent chacun vers leurs unités respectives. La soignante femme est complètement coupée de l’épisode aigu qui est pourtant symptomatique et aucune analyse n’est faite de ce qui a amené à cet état de violence. Lorsqu’une femme se joint à l’équipe elle est souvent là pour piquer et n’a aucunement l’occasion de parler avec le patient et d’essayer de le rassurer.
Quelle place reste-t-il pour les soignantes femmes dans le rapport au patient violent ? Comment ces soignants homme font-ils pour repérer le nombre d'hommes nécessaires ? Le font-ils en examinant le ratatinage de leurs couilles ? Est-ce que ça s'apprécie cliniquement ? Sont-ils experts en arts martiaux, en bagarre de rue ?
Définir la violence
Agressivité, violence, dangerosité, comment distinguer ces trois termes qui font appel à des états très différents ?
La violence est une force brutale et destructrice (Larousse). Comme le précise Nelly Derabours : « tout comme le normal et le pathologique, l’appréhension de la violence dépend des valeurs et des critères en vigueur dans une société ou un groupe, à une époque considérée. », « il y a violence quand, dans une situation d’interaction, un ou plusieurs acteurs agissent de manière directe ou indirecte, massée ou distribuée, en portant atteinte à un ou plusieurs autres, à des degrés variables, soit dans leur intégrité physique, soit dans leur intégrité morale, soit dans leurs possessions, soit dans leurs participations symboliques et culturelles. » (4) Il est d’ailleurs intéressant de mettre en corrélation cette définition avec nos premiers rapports à la violence, ceux qui se jouent quand nous sommes enfants. L’homme se souvient « … des bagarres quand j’étais môme, des copains qui me traitaient de " Sale boche ", des coups de poings, des coups de pieds. Je me souviens de ma rage quand réfugié dans un coin de la cour de récréation j’affrontais ces maudits copains. Je me souviens de ma colère rentrée, des larmes qui ne devaient surtout pas sortir, des dents serrées, je me souviens de mon incompréhension, de mon père qui me disait que c’était mon problème et qu’il ne pouvait rien faire pour moi. Je me souviens de Daniel, ma première victime, de Pascal que j’avais explosé pour une histoire de fille, pour une love story. Je me souviens des bals du samedi soir, des affrontements ritualisés pour les filles, des bastons avec les fachos à Nantes. Je me souviens des volées que me donnaient ma mère, je me souviens que mon père ne m’a jamais frappé. » (5)
La femme se remémore la violence des filles dans les cours de récréation. « Une violence sournoise. Je me souviens de certaines qui se positionnaient telles des reines, choisissaient une de leur camarade sur son physique ou ses vêtements et qu'elles ne la lâchaient pas. Humiliations publiques, vexations, insultes jusqu'à ce que celle-ci fonde en larmes. Des larmes plutôt que du sang, ou comment mettre quelqu'un KO sans jamais utiliser les poings.
Je me souviens de ma mère qui m'expliquait que les filles ne se battent pas et comment elle m'a conditionnée à refouler mon agressivité, voire à la nier. Je me souviens d'un foyer où mes parents ont eu à cœur d'effacer toute violence (pas de films, pas d'images, pas de pistolets en plastique). Et finalement, je me souviens avoir très longtemps eu une peur panique de la violence physique, peur des garçons qui se battaient à la sortie de l'école. Et plus tard, peur des hommes qui représentaient la possibilité d'une agression physique. On me l'avait appris, enseigné depuis mon plus jeune âge, la bagarre c'est une affaire de garçons. »
La violence et le rapport à celle-ci serait donc profondément ancré dans une société et s’exprimerait de manière culturelle.
L'agressivité, quant à elle, doit à tout prix être différenciée de la violence. Effectivement, celle-ci correspond plutôt à une pulsion parfaitement naturelle et toute agressivité ne se transforme pas en violence. Il y a donc de l'agressivité en chacun de nous et nous fonctionnons avec. Celle-ci peut même être fondatrice des rapports entre les différents individus d'une société. Il y a par exemple, de l'agressivité dans la sexualité et vice-versa. Tout dépend donc de la manière dont le sujet va « domestiquer » son agressivité mais aussi à la réponse d'autrui à sa propre agressivité. Finalement en répondant par la force à une situation d'agressivité, n'induisons-nous pas un passage de l'agressivité à la violence et donc à une agressivité destructrice ?
La dangerosité, elle, correspond à la possibilité de violence.
On retrouve d'ailleurs dans l'étude de la violence et de l'agressivité dans la psychologie sociale, des notions de structuration du groupe avec une notion très importante d'assignation des rôles. Et n'est-ce pas finalement ce que l'on retrouve avec des rôles prédéfinis homme/femme au sein de l'équipe face au patient potentiellement violent ? Cela sous-entendrait que l'équipe se place face au patient et non avec lui, comme si le patient était, à ce moment là, démis de sa fonction humaine, ne représentant plus qu'un danger menaçant l'équipe. Celle-ci réagirait donc en tribu l'amenant automatiquement à se réorganiser en utilisant des réflexes archaïques. Comme le dit Nicolas Manent dans son TFE infirmier : « L'identité masculine à l'épreuve de la violence », « Ne serait-ce pas un déshonneur, une honte pour les hommes, pour la masculinité, d'y envoyer des femmes ? » (6) Ecarter les infirmières femme parce que femmes des situations d’agressivité et de violence est une forme de violence faite aux femmes. Elles seraient des sous-soignantes réputées incapables de gérer ces situations. Confrontées à ces phénomènes, elles développeraient des attitudes et des compétences qui leur permettraient d’y faire face ; écartées de la gestion de la violence, elles en deviennent plus vulnérables, plus dépendantes des hommes. Comment faire équipe quand une grande partie du collectif n’a pas droit à la parole ?
De plus si l'on se place dans l'idée que notre exercice ne peut être dissocié d'une culture, il est nécessaire de se rappeler qu’historiquement tout ce qui avait trait à la violence (et notamment les guerres et conflits) étaient réservés aux hommes et chaque sexe s'appropriait sa fonction. Mais donc aussi que tout ce qui avait trait à la maison et au fait de prendre soin des autres était exclusivement réservé aux femmes. La société voyant arriver le travail des femmes qui deviennent performantes sur tous les fronts (être mère, avoir une profession, être belle, faire des études) fait un peu vaciller la masculinité et l'on retrouve des hommes qui ne savent plus très bien quelle est leur utilité au sein du groupe social. Ne retrouvent-ils donc pas cette utilité et cette fonction qui a une vocation identitaire importante au sein du petit groupe qu'est une équipe ?
Avant le passage à l'acte, on peut repérer de nombreux prodromes. Dans ces phases, ce n'est pas d'hommes dont on a besoin mais de n'importe qui susceptible de se poser avec le patient et de l'écouter. Tout se passe comme si la violence était un phénomène inévitable, incontrôlable.
Fières de travailler en équipe ?
On s’accorde à reconnaître que le travail en équipe pluriprofessionnelle participe aux fondements du soin en psychiatrie. Il pose les conditions nécessaires pour un exercice professionnel où s’articulent compétence individuelle et dynamique des compétences collectives. On pourrait dire que ne s’énonce là qu’un vœu pieu qui se fracasse bien souvent sur la réalité psychique qu’est une équipe.
Qu’entend-on exactement par équipe ?
F. Vary, éducateur, définit l’équipe comme « un groupe de salariés travaillant dans la même entreprise ; en même temps, c’est un collectif d’humains se côtoyant régulièrement au même endroit, avec tout ce que cela peut supposer de sympathie, de conflits, de liens … C’est encore un outil fonctionnel de travail créé par une institution dans un projet plus ou moins défini. » (7) Nous retrouvons dans cette définition les deux niveaux d’analyse de l’équipe proposé par Paul Fustier (8) et la dynamique de groupe (9) : un niveau rationnel qui cherche à dire la tâche, ce que l’on fait, pourquoi et comment, avec un degré variable d’imprécision, et un niveau affectif qui dit que se retrouver là, autour d’une tâche commune, mobilise des affects.
Une équipe ne se résume ainsi pas à la simple réunion de personnes qui agissent ensemble, encore faut-il, précise M. Formarier, « que celles-ci aient le sentiment d’appartenance à l’équipe, ce qui forge sa cohésion. C’est un élément essentiel pour la bonne marche d’une équipe, c’est une des sources de son efficacité. […]Appartenir à une équipe, c’est en accepter les valeurs, les codes sociaux, les rites, tout ce qui permet de forger un « esprit d’équipe » élément indéfinissable qui rend l’équipe singulière. Appartenir à une équipe c’est s’identifier à elle. » (10) R. Muchielli rajoute que « l’identification n’est pas soumission, dévalorisation, démission, mais au contraire, elle est un moyen de satisfaction, d’acquisition de prestige, et par là, valorisante. » (9) Est-ce si sûr ?
La violence fondamentale
Paul Fustier remarque qu’à certains moments de leur existence, les institutions subissent une telle violence de la part des personnes qu’elles accueillent qu’elles semblent totalement organisées à partir de celle-ci ? Est-ce le cas dans l’équipe d’Anne-Sophie ?
« Il faut considérer, poursuit-il, qu’à certains moments de crise, la violence vient au premier plan, même si l’institution concernée […] ne semble pas normalement organisée à partir de celle-ci. On assiste alors à un processus d’emballement ; les soignants […] disent être sidérés par leur propre violence, comme s’ils ne se reconnaissaient plus, comme s’il y avait en eux une « bête capable de tout » qui aurait en quelque sorte chassé leur « humanité » : désir de meurtre, envie de destruction, peur de perdre le contrôle des affects … la violence des émotions fait écho ou entre en vibration avec la violence que l’on ressent chez les usagers, eux-mêmes déshumanisés dans la représentation que l’on a d’eux. Un travail sur ce type de situation met fréquemment en évidence la prévalence du mécanisme d’identification projective. » (8)
Fustier reprend à son compte la différence opérée par Bergeret (1) entre agressivité et violence fondamentale. Si l’agressivité suppose un destinataire clairement individualisé, la violence fondamentale repose sur un fantasme narcissique primaire qui se résume en lui ou moi. Il s’agit pour l’usager de sauver sa peau, de se protéger de la destruction par des comportements violents en direction de ce qui le menace, être ou chose. Cette violence fondamentale génère un système particulier d’interactions qui amène le professionnel non pas à répondre en miroir par de la contre-violence mais à adopter des conduites d’autoconservation. Il s’agit pour l‘équipe soignante de « survivre » : « On a bien gagné notre journée », « On s’en est bien tiré » voire « On a survécu ».
Fustier décrit deux types de règlement. Les réglementations de type 1 expriment, concrétisent et donnent figure à la règle fondatrice à partir de laquelle une institution est mise en place. Elles se réfèrent aux valeurs de l’équipe : soigner, éviter la chronicisation, favoriser la verbalisation, etc. Les réglementations de type 2 sont construites pour servir de défense contre l’expression de la violence ; elles constituent des mesures préventives dont l’objectif est d’empêcher les manifestations de violence en diminuant les occasions qui en permettent l’expression au quotidien. Quand l’institution se sent débordée par la violence, elle se crispe sur les règlements de type 2 : une équipe institutionnelle se met en place et renforce toute une série de règlements défensifs comme si la prolifération des ces règles qui s’appliquent à tous pouvait résoudre la crise en colmatant toutes les brèches par lesquelles la violence peut s’introduire. Il s’agit d’opposer à la violence l’image idéale d’une institution incassable. Il « s’invente un scénario défensif selon lequel tous les événements, tous les débordements, toutes les crises sont prévus, désignés, gérés à l’avance selon des modalités administratives qui s’appliqueraient par automaticité, réglant les problèmes avant qu’ils ne produisent une confrontation violente. » (8) L’isolement existe ainsi au sein d’un ordre bureaucratique défensif qui a pour but de prévenir toute manifestation de violence. Les prescriptions « légitimes » d’isolement, celles décrites par la HAS s’effacent devant la nécessité. Les femmes en sont évidemment exclues. Il faut être un homme, avoir de l’expérience pour savoir quand l’isolement est nécessaire.
Ainsi que le note Fustier, il existe une oscillation pendulaire entre deux ordres. L’ordre bureaucratique gomme les différences (chez les soignants comme chez les soignés) il exige des soignants qu’ils adoptent la même attitude collective ; il met en place des techniques institutionnelles de survie destiné à contrer l’expression d’une violence archaïque. Quand l’angoisse collective s’apaise, un ordre symbolique succède à l’ordre bureaucratique. Ce dernier ordre est au service des règles fondatrices de l’institution. Il se nourrit de l’initiative personnelle, de la différence des sexes, de la singularité des sujets en soins. S’il est rare qu’un de ces ordres s’impose durablement, on peut faire l’hypothèse que la multiplication des situations de crise, la fragilisation des équipes entraîne l’expression durable des règlements de type 2.
Plus intéressant encore, G. Gaillard et J.P. Pinel qui postulent que derrière toute organisation formelle existe une vie psychique, une dynamique subjective (intrapsychique, intersubjective et transsubjective), explorent la manière dont ces organisations confrontent les professionnels au jeu des polarités inhérent eux dynamiques psychiques (entre activité et passivité, entre phallique et féminin). Dans la vie institutionnelle, la position phallique « fait œuvre de réassurance, face aux angoisses qui émaillent le quotidien. Elle donne lieu à des mouvements d’exhibition –ces prétentions à se prévaloir d’un « plus » différenciateur (un plus d’expérience, un plus de savoir, un plus de muscles, un plus de pouvoir de séduction, etc.)-, et permet d’expulser la faute (le négatif) sur celui/celle qui du coup est affublé d’un « moins » disqualifiant. » (12) Cette position se situe dans le registre d’une identification ou d’une possession doublement illusoire. Elle procède d’un déni de la réalité du négatif et de la négativité (manque, altérité ou finitude). Elle attribue « un « plus » de pouvoir au masculin ; ce pouvoir confronte le sujet à une identification fantasmatique au phallus. Ceci s’articule avec l’énigme d’avoir ou ne pas avoir de pénis. Il se noue là une zone de confusion entre masculin et phallique qui vient se rejouer sur les scènes institutionnelles, notamment lorsque la différence des sexes ne fait pas l’objet d’un travail d’élaboration partagée suffisamment continu. » (12) Cet ordre phallique s’intrique de plus à la fonction paternelle nouant dans une certaine confusion le paternel, le masculin, le pouvoir et une illusoire complétude.
Pour conclure
Comment peut-on sortir de cette situation ?
Il apparaît, dans un premier temps, difficile de travailler sur un lien intersubjectif qui n’existe pas. L’imaginaire de l’équipe est en effet pris dans un fantasme qui identifie la personne accueillie, M. S. par exemple, comme un être fait de violence et de dangerosité. Le patient prend la figure du monstre ou du fauve dont il faut avant tout se protéger, d’où l’absence d’éléments cliniques et d’outils de compréhension de son comportement. Il s’agit donc, dans un premier temps de viser à donner figure humaine au sens le plus fort du terme, à celui qui ne l’a pas encore, à faire reconnaître comme un possible semblable celui qui au départ évoque le non-humain. C’est bien un homme, M. Stallone, que rencontre Anne-Sophie lorsqu’elle entre, pour la première fois dans la chambre d’isolement. Nous ne nous reconnaissons pas dans cet autre parce qu’il réactive notre propre violence, comme un objet que l’on a en soi et qui ne nous appartient pas. Reconnaître notre propre violence est une condition pour qu’en retour, figure humaine soit reconnue à la personne violente. C’est en ce sens que les femmes seraient exclues. Elles seraient trop proches de l’humain, trop sensibles, trop malléables ?
Il est, par ailleurs important de reconnaître sous l’angle narcissique que ces conduites d’autoconservation peuvent produire un effet de soin. Les professionnels qui adoptent le règlement de type 2 persistent à ne pas être détruits dans la réalité par les attaques qu’ils subissent. Survivre, chez Winnicott, signifie, ne pas exercer de représailles. Il importe donc d’accepter collectivement d’être atteint par la violence, de la reconnaître et de reconnaître que nous y sommes sensibles tout en survivant, en restant permanent et stable, sans se laisser détruire par les attaques en provenance des personnes accueillies. L’ordre bureaucratique permet de limiter les représailles. Il n’y a là rien de personnel, juste le respect de règles. Résister à la destructivité dans le réel, permet l’amorce d’un changement. Et pour cela, il faut des hommes et des femmes.
Les groupes d’analyse de pratique et la supervision peuvent permettre au professionnel de découvrir « que ce n’est qu’au moment où il fait au groupe le don de son incomplétude qu’il peut expérimenter la solidarité groupale, qu’il peut s’autoriser un mode d’être moins défensif, et partant, plus souple, plus fluide, plus créatif. C’est au moment où chacun laisse entendre à ses collègues qu’il a besoin d’eux pour faire face à certaines situations, pour s’extraire des engluements dans lequel il se retrouve pris, que du manque est à même de s’incarner dans le groupe. » (11)
Bibliographie :
-
BERGERET (J), La violence fondamentale, Paris, Dunod, 1984.
-
PAHLAVAN, F. Les conduites agressives. Paris 2002, Armand Colin, série CURSUS.
-
MOLINIER (P), Le travail du care, Paris, La Dispute, 2013.
-
DERABOURS (N), Violence en Psychiatrie. Violence de la psychiatrie, http://www.serpsy.org/piste_recherche/violence(s)/nelly3.html
-
FRIARD (D), Besoin d’hommes, in Santé Mentale, n° 42, Violences à l’hôpital, novembre 1999.
-
MANENT (N), L'identité masculine à l'épreuve de la violence, TFE.
-
VARY F., in VST, cité par GASSEAU (M.F.), L’équipe et l’interdisciplinarité, in Soins Psychiatrie, n° 198, octobre 1998, Penser l’équipe, pp. 6-10.
-
FUSTIER (P), Le travail d’équipe en institution, Dunod, Paris, 1999.
-
MUCCHIELLI (R), La dynamique des groupes, Editions ESF, Coll. Formation permanente, Paris, 2013.
-
FORMARIER (M), Equipe, travail en équipe, in Les Concepts en Sciences Infirmières, 2ème Ed., ARSI, Editions Mallet Conseil, Paris, 2011.
-
GAILLARD (G), PINEL (J-P), Actif-passif, féminin-phallique : le travail des polarités au sein des équipes, in Nouvelle Revue de Psychosociologie, Faire équipe, n° 14, Automne 2012, pp. 113-129.
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