Thérapeutique poétique. Dominique Friard
Thérapeutique poétique
Dominique Friard
Je suis infirmier dans l’unité d’Accueil “Provence" à l’hôpital de Laragne dans les Hautes Alpes. A Laragne, comme ailleurs, le début de l’année voit la rédaction du bilan d’activité. En février 1999, nous avons redéfini le projet de soin de l’unité et mis en place des activités nouvelles. Le bilan est donc l’occasion d’évaluer l’impact de cette nouvelle voie sur les soins que nous dispensons.
Evaluation quantitative
Chaque infirmier et kiné référent d’activité a relu ses notes, aligné ses petits bâtons, sorti sa calculette, fait retour sur ses objectifs et évalué la pertinence de l’activité qu’il anime. Très vite, nous nous rendons compte que nos objectifs ont été atteints au delà de nos espérances. Jugez-en
Chaque patient a bénéficié d’un entretien d’accueil infirmier, effectué à distance de l’entretien médical. A ces entretiens initiaux en ont succédé d’autres inscrits dans la démarche de soins qui portaient entre autres sur le travail de deuil, sur la perturbation de l’estime de soi, de l’image du corps ou de l’identité personnelle. De nombreux entretiens familiaux ont été organisés. D’une année sur l’autre l’augmentation a été de 77 %. Le nombre de patients bénéficiant d’une activité proposée par des infirmiers a été multiplié par 7. Les injections effectuées sous contrainte ont baissé de 50 %.
Le bilan n’est donc pas mince.
Et pourtant lorsque nous nous penchons sur les chiffres relatifs aux mouvements des patients, que voyons-nous ?
Rien ou si peu de choses.
Pour une unité de seize lits, nous avons eu 319 entrées en 99, treize de plus qu’en 98. Chaque lit a donc été occupé vingt fois au lieu de 19. Il y a eu 323 sorties, soit 19 de plus qu’en 98. Une entrée et une sortie toutes les 28 heures en 98 contre une toutes les 27 heures en 99. La durée moyenne de séjour a baissé d’un jour, de 16 en 1998 à 15 en 1999.
Tout cela pour si peu de résultat comptable.
Avec Geneviève, le cadre de l’unité, nous nous interrogeons. Nous savons bien que nous sommes là à une échelle qui atténue les écarts. Nous savons également que la rapidité des sorties n’est absolument pas un critère de qualité des soins, bien au contraire.
Pouvons-nous, cependant, être sûrs que cette augmentation du nombre d’entretiens, d’activités proposées, de démarche de soins pensées et évaluées a produit un effet thérapeutique sur les patients ? Et si oui lequel ?
Nous savons que les patients apprécient ces changements. Nombreux sont ceux qui notent la différence. Ils évoquent l’atmosphère de l’unité, la liberté qui y règne. Certains demandent spécifiquement à y être hospitalisés. Ainsi, Véronique préfère-t-elle passer la nuit chez sa sœur à Sisteron en attendant qu’un lit se libère à Provence plutôt que d’être hospitalisée dans l’unité voisine. Les familles de patients reconnaissent la qualité du lien avec l’équipe. Les patients hospitalisés sous contrainte acceptent plus facilement l’hospitalisation en cas de rechute, voire la demandent en hospitalisation libre. Des patients que nous pouvions considérer comme chroniques sont sortis. Mais rien de tout cela n’est comptabilisé. Nous sommes trop petits pour avoir un DIM. Il faudrait que nous posions les diagnostics d’une façon beaucoup plus fine, que nous suivions chaque patient, que nous mesurions les taux de rechute et de réhospitalisation, que nous considérions certaines comme logiques et d’autres comme pathologiques.
L’absence de chambre d’isolement, l’ouverture des portes de l’unité suffisent à expliquer la brièveté des séjours et à rendre compte de la qualité de l’alliance thérapeutique. En évitant de déshabiliter, de désadapter, de désinsérer, de désaffilier, de désocialiser les patients par l’enfermement et la prescription de neuroleptiques à la louche nous perdons moins de temps à les réhabiliter, les réinsérer, les réadapter, les resocialiser, les réaffilier.
Quel est l’effet produit par ces entretiens et par ces activités régulières ?
Il serait possible de l’évaluer d’une façon plus fine en prenant une activité et en l’étudiant de plus près. C’est ce que je vous propose de faire à partir de l’activité “Provence en poésie ” qui a fonctionné dans l’unité “Provence" pendant six mois : de février à septembre 1999.
Nombre de séances : 25
Nombre de participants : 28 patients différents (31 % des patients hospitalisés dans cette période), en tout 173 participations.
En moyenne, cinq participants par séance avec des pointes à douze.
Seize patients ont participé à moins de quatre séances (61 %) des participants et trois à huit séances et plus (10 %). Cela ne tient pas à un manque d’intérêt pour l’activité mais à l’importance du turn-over dans l’unité . Quatre séances correspondent à un mois d’hospitalisation et huit à deux mois. Notons que parmi les trois patients les plus réguliers, l’un est hospitalisé au foyer de post-cure, un autre est en hôpital de jour, une autre est sortie; le groupe “Provence en Poésie ” a servi d’appui à la sortie. Pour d’autres patients, le début du groupe a coïncidé avec la fin de leur hospitalisation.enfin que ce n’est pas parce que certains patients ont participé à un petit nombre de séances que le groupe ne leur a pas apporté quelque chose. Certains de ces patients ont rejoint l’atelier Ecriture à la Maison des Jeunes de Laragne qui ne se réfère en rien au soin.
Au niveau des pathologies, on note 58 % de schizophrènes, 23 % d’états limites, 7 % de dépressions réactionnelles, 7 % d’états névrotiques.
Au niveau des modes d’hospitalisations, 88 % de patients hospitalisés en H.L., 12 % d’Hospitalisations sur Demande d’un tiers, pas de patients en Hospitalisation d’office. D’une façon générale la politique médicale dans le secteur est de ne pas pratiquement jamais confirmer les hospitalisations sous contraintes.
Cent-cinquante-et-un poèmes ont été écrits au cours de cette période. Seuls deux patients n’ont jamais écrit.
Quels éléments pouvons-nous prendre en compte pour évaluer les effets produits par cette activité ?
Evaluation qualitative
Ambiance
L’activité trouve d’emblée son rythme, sa vitesse de croisière. Dès la première séance six patients sont présents. La qualité des textes surprend l’infirmier référent. Reprenons les notes prises lors de la deuxième séance au cours de laquelle a été défini le cadre du groupe :
“ Ambiance détendue. Le poème de Rimbaud (“Ma bohème ”) fonctionne comme un détonateur. C’est beau s’extasient les patients. C’est comme si la poésie avait fait irruption dans un monde gris, triste, terne. Çà éclaire. Chacun lit une strophe. Lors de l’explication, chacun interroge, donne des informations aux autres membres du groupe. Grande qualité relationnelle. Ils parlent ensemble, échangent des sensations. Ce n’est pas l’école, alors on ne rentre pas trop dans les détails. C’est une vue générale du texte, juste de quoi l’apprécier davantage encore.
Le calligramme (autour du mot “Voyage”) fonctionne bien, chacun trouve ses mots, et les lit au groupe. Un certain manque de confiance en soi apparaît.
Pour l’écriture du texte chacun va à son rythme. Chacun lit son texte mais en s’excusant presque qu’il soit si raté. J’incite le groupe à commenter, à valoriser ce qui fonctionne. Le résultat étant globalement très chouette, ils se surprennent et sont surpris de l’intérêt suscité par leur texte.
Thème proposé pour la prochaine séance, je fais comme je veux, c’est moi qui choisis, ce que je refuse. C’est Claire qui propose la joie puis le bonheur. On retient finalement “la joie ”. Sentiment général du groupe. ”
Le mouvement se poursuit lors de la troisième séance :
“ Ambiance toujours détendue. Le poème de Schiller (L’hymne à la joie) est complexe, dense, il ne parle pas spontanément aux participants. Peu d’exclamations d’admiration. L’explication est la bienvenue. On a du mal à s’entendre (11 personnes présentes sur 16 présents dans l’unité, c’est trop). Chacun lit une strophe. Lors de l’explication, chacun interroge, donne des informations aux autres membres du groupe.
Le calligramme fonctionne moins bien, difficile de croiser les mots, la joie est un thème sur lequel on n’associe pas facilement. Chacun trouve ses mots, et les lit au groupe. Un petit côté école chez certains. Le manque de confiance en soi est toujours présent.
Pour l’écriture du texte chacun va à son rythme : du plus rapide (Christian) à la plus lente (Josette) qui ne va pas à terme (juste ce qu’il faut pour montrer qu’elle a compris la consigne mais qu’elle est incapable de l’appliquer). Chacun lit son texte mais en s’excusant toujours qu’il soit si raté. Ils se surprennent encore et sont surpris de l’intérêt suscité par leur texte. Finalement, ils sont ravis et sont prêts pour la semaine prochaine. Ils auraient même accepté un supplément. La séance a pourtant duré une heure et demie, aucun n’est parti, aucun n’a fumé.
Thème proposé pour la séance prochaine Les Isles ( 8 voix). En attente Les bateaux (5), L’eau (2, Les sardines à l’huile (2), L’hiver (0).
Le groupe s’installe, est en passe d’être reconnu. ”
Tout cela se confirme lors de la quatrième séance :
“ Ambiance un peu tendue. Christian, Gérard et Bruno “la gauche ”, les plus proches du monde extérieur quittent le groupe, multiplient les allées et venues. D’autres patients tournent autour : M. Pernond, Mme Croidoz. Claire, Nicole, et Alain “droite ” se plaignent de ces intrusions qui les déconcentrent. Ca joue au poète. Est-ce lié au thème “’île ” ou s’agit-il d’un mouvement plus profond qui interroge le fonctionnement même du groupe ? Est-ce la première manifestation d’un effet de groupe ? En se plaignant, ils s’affirment poètes et donc différents des autres. Quatrième séance, les habitudes se prennent. Les patients sont toujours à la même place. Une rengaine est en train de se constituer. Ils prévoient la contrainte. Comment ont-ils vécu la suppression du tableau ? Mal, certainement, comme une attaque contre le groupe. Le tableau les avait valorisé, sa suppression a l’effet inverse. Il va falloir inventer quelque chose autour de çà.
Le poème de Brel les a séduit. “’c'est beau ”, la poésie les séduit toujours. La plupart l’ont lu avant, ce qui justifie la démarche. Ils ont leur théorie sur le poème, sur pourquoi Brel écrit. Une théorie psychologique. Il est étonnant de voir les mêmes patients agis par leurs symptômes s’interroger sur la psychologie de Brel, faire des hypothèses, se demander s’il se sait mourant, comment il réagit à son cancer, la nature de sa relation avec sa compagne, etc.
Ils lisent le texte avec plaisir. Je centre sur la musique des mots, je leur demande d’écouter les sons. Je centre sur Alain ce qui provoque une réaction de Nicole. Choisir un lecteur au début de chaque séance. Le calligramme fonctionne cahin-caha, il faut aider Claire et Josette. Changer la contrainte.
Le manque de confiance apparaît encore, mais il semble plus lié chez certains au contenu même du texte qu’à un doute sur leurs capacités. Quant au texte à écrire, j’ai un peu trop prolongé ce temps. Je dois me méfier de mon rapport à l’écriture. Envisager de ne pas écrire systématiquement. ”
Nous ne reprendrons pas l’intégrale des cinquante pages de notes rédigées au cours de ces six mois mais ferons retour sur les objectifs posés en début de groupe.
Retour aux objectifs définis
“Provence en poésie ” est une activité qui s’est installée dans l’unité. Les poèmes affichés sur deux panneaux situés à l’entrée de la salle à manger, sur un lieu de passage ont été lu et relus, certains ont été enlevés, photocopiés, remis en place. Patients, infirmiers, médecins ont lu et relu les textes de telle sorte qu’ils sont devenus un patrimoine commun à “Provence". Il est régulièrement arrivé qu’Alain, Claire et d’autres soient félicités par des patients “ étrangers ” au groupe. Le contenu de certains poèmes est régulièrement repris et discuté. Les textes ont une vie hors du groupe. La publication de certains textes sur un site Internet, leur lecture lors de la soirée poésie, la publication d’autres textes dans “farfantelle ”, la réalisation d’un recueil, valorise les “poètes ”. Tout cela contribue également à inscrire ces textes dans un registre symbolique.
L’activité produit de la vie collective et est également au cœur de la vie du collectif. La soirée “poesie ” organisée au Club a été à cet égard un temps fort.
Au cœur de Provence, l’activité l’est, probablement trop. Tout résonne à l’emplacement choisi la télévision et les échos de feuilletons américains qui pollue le groupe par la porte laissée ouverte, la musique qui déborde de la salle de musique dont la porte est également systématiquement ouverte. Nous sommes au cœur de l’unité, et tout nous le rappelle. Il est deux façons d’entendre ce brouhaha institutionnel. On peut y voir un effet du “bordel" environnant auquel on ne prête habituellement pas attention. A “en poésie ” règne un certain ordre, un certain cadre qui vient se heurter à l’absence de cadre apparent de l’unité. L’absence “d’isolement ” (à entendre dans tous les sens du terme) fait le reste. On peut également y voir une réaction du collectif qui ne supporterait qu’il se passe là quelque chose dont il serait exclus. Il se rappellerait ainsi au bon souvenir des participants comme si ce qui se passe à “Provence en poésie ” n’était que toléré. Ce serait aussi une façon d’en être. Les tentatives d’attaque contre le cadre ont été nombreuses : demandes adressées au soignant référent pendant le temps du groupe, tentatives de ramener le quotidien dans le groupe, tentatives de clivage du groupe, tentative de modifier ce cadre, tentative d’établir une relation individualisée avec l’infirmier, etc. L’infirmier référent refuse systématiquement d’entendre les demandes individuelles ou collectives qui n’ont pas à voir avec l’activité pendant ce temps. La seule façon d’être entendu pendant le temps du groupe est de participer à l’activité. Nous verrons lorsque nous évoquerons M. Pernond l’effet de cette façon de procéder. Quelle que soit l’interprétation que l’on en fait, les portes sont systématiquement refermées, les perturbateurs sont rabroués non pas par l’infirmier mais par les habitués du groupe. Un ordre, un cadre est ainsi créé pendant “Provence en poésie ”, ordre, cadre qui retentissent sur l’ensemble de la vie collective.
Ainsi, s’est créé un pôle d’attraction le samedi après-midi. Chaque séance annulée est annoncée suffisamment longtemps à l’avance pour que les participants puissent s’y préparer. Ils savent parfois mieux que les soignants si les séances ont lieu ou non. Seules quatre séances n’ont pas eu lieu en six mois. Chacune a provoqué des réactions chez les autres patients, signe de l’importance de l’activité pour le collectif. “Tu n’as pas fait poésie samedi ” constate à l’arrivée du soignant référent M. Eglantine qui n’y était jamais venu et semblait à des années lumière de cette médiation. Il est vrai que ce samedi là, l’après-midi provençal avait été agité. Il y a un effet d’attente. Lisons nos notes :
“ A peine que j’étais arrivé, que tous, surpris de me voir (je ne suis pas inscrit au sacro-saint planning), sont en même temps soulagés. On m’attend de pied ferme.
Cela fait depuis 14 heures que Claire demande quand j’arrive, engueule les uns et les autres parce qu’ils m’ont remplacé. J’ai dit que j’allais venir alors je vais venir, leur a-t-elle dit. Si çà continue comme çà, çà va devenir complexe à gérer cette relation, pas tant pour moi que pour l’équipe, ce qui reviendra finalement au même. Le pire est que j’avais prévu le coup, que j’avais dit à mes collègues jeudi, que je n’étais pas sur le planning mais que je viendrais samedi pour le groupe “pésie ” et qu’il faudrait le dire aux patients s’ils s’inquiétaient. ”
L’absence d’inscription de l’activité dans la planification, la nécessité pour le soignant référent de venir animer le groupe hors planning, puis hors temps de travail ont posé un certain nombre de problèmes et contribuer à créer de l’écart entre l’infirmier référent et ses collègues, à favoriser une identification du soignant à l’activité. L’activité est davantage perçue comme un temps d’écriture que comme un temps de soin.
“En poésie ” permet d’articuler la dialectique dedans/dehors, moi/non moi, émotion/intellect. L’activité implique un travail sur la chronologie, sur la temporalité.
La lecture du poème permet d'abord un commencement, çà fait seuil : il faut qu'il y ait de l'autre par rapport à la quête subjective. Le poème n’existe que parce qu’un autre l’a écrit, que cette œuvre a été publiée, a traversé le temps pour parvenir jusqu’aux lecteurs de “Provence en poésie ”. Il est la matérialisation de l’œuvre, c'est là, çà existe, çà nous échappe. Nous ne pouvons rien y changer. Il est là et d’une certaine façon nous domine. C’est par rapport à cette œuvre, à sa place dans la littérature que s’inscrit le texte rédigé par chacun. Mais, avant on va commencer par parler de l'auteur. Qui est cet autre, absent, qui a écrit l’œuvre ? Il est né en ... il est mort en... nous commençons par le situer dans le temps. Nous commençons par le ramener à un destin humain, entre une date de naissance et une date de mort, entre un début et une fin, ces deux événements qui bornent l'existence humaine, ces deux limites dont le sujet ne peut rien dire. Entre ces deux moments, le poète a vécu, a écrit, mais l’œuvre a persisté. De toutes les manières, l’œuvre nous précède.
Il est né à... il est mort à ..., nous décrivons ensuite l'espace où il a vécu. D'emblée l'espace où s'inscrit l’œuvre est situé. Mais de situer cet espace implique que le sujet lecteur se situe également. Qu'il soit difficile de situer l'espace temporel de Victor Hugo par rapport à celui de Baudelaire ou de Rutebeuf importe peu. C'était il y a longtemps, implique une première distance, çà fonde un présent, le présent de la lecture. Chaque repère temporel prend cependant sens dans les références culturelles de chacun. La Fontaine, pour M. Grevisse, c’est d’abord l’école, un souvenir qui surnage, entre deux fugues chez “maman ”, Rimbaud pour Melle Pâtissier, c’est d’interminables explications de texte dont elle se sent exclue.
Le lieu de naissance, lui peut rapprocher ou éloigner, c'est selon; que le lecteur soit allé à Chateau-Thierry, qu'il y ait fêté la fête à Jean, lui rendra peut-être La Fontaine plus proche. Mais de toute façon, il n'est plus à Chateau-Thierry. Sisteron rend Paul Arène plus proche, de la même façon que le parfait inconnu qu’est Vrettacos, poète grec est plus proche du groupe que Pessoa parce qu’il a habité Serres et qu’il a écrit sur le Buëch. Dedans/dehors, Proche/lointain. Le choix des poèmes et des poètes permet d’inscrire à la fois de l’histoire et de la géographie. Chacun se nourrit du poème, mais au petit jeu des similitudes et des différences peut aussi s’en détacher. De toute façon on en ramènera des sensations, une atmosphère, une phrase qui permettra d’enfanter son texte à soi. Texte qui sera posé à côté de la référence. A cet égard, leur texte aura toujours du mal à tenir face à l’œuvre. Mais au fil des séances se dessine aussi une œuvre collective.
Les patients vont participer à cette présentation, Alain Grevisse évoquera ses souvenirs, Claire Pâtissier racontera comment elle a été renvoyée du collège, M. Minos jouera le rôle de prof d’histoire qu’il est dans la réalité.
Cette découverte du poète conduira souvent tel ou tel à s'interroger sur la maladie mentale, sur cette question dont on n'a pas fini de faire le tour : peut-on écrire lorsqu'on est malade, comment la maladie mentale retentit sur l’œuvre? Chacun peut alors se demander: puis-je, malgré mes symptômes, écrire, faire œuvre, et à quelles conditions le puis-je ?
La lecture commence par le commencement, par la première phrase, par celle qui fonde la “poésie ”. Nous allons laisser chacun entrer dans cet univers en fermant les yeux et permettre ainsi à l'imaginaire de prendre le pouvoir. Mais attention, çà fait seuil. Avant, il n'y a rien. C'est là que tout commence.
Nous faisons souvent référence à ces premières phrases pour montrer l'art du poète, soit en fin de lecture par un retour vers le commencement, soit au moment où nous lisons ces lignes. C’est souvent cette première phrase que nous reprendrons comme contrainte d’écriture.
Ca fait seuil, et ce seuil est extrêmement important. C'est ainsi que le poème va faire parler. Que le texte fasse parler çà n'est pas rien pour qui parle peu, des liens vont pouvoir se nouer, d'autres vont se dénouer. Le poème va faire parler aussi parce qu'il y a un double mouvement, celui de qui lit à voix haute et de qui l'écoute, celui de qui lit en silence, en même temps ; les deux voix, l'extérieure et l'intérieure ne se superposent pas, ne s'équivalent pas. C'est la voix de l'autre de l'autre. C'est elle aussi qui va permettre la distance car on ne lit pas seul, mais dans ce cas particulier là, en groupe. La lecture va amener un échange. La voix est également là pour le rappeler. On lit d’abord le texte d’un autre avant de lire son propre texte, en s’excusant presque. C’est là que se concocte ce lien dedans/dehors, recevoir/donner, cet échange particulier que donne à voir “Provence en poésie ”. Cette voix qui lit, qui lie le groupe n’est pas une voix. Le texte découvert en commun, qui associe tour à tour et parfois en même temps signifié et signifiant, imaginaire et symbolique fonctionne comme un espace transitionnel, comme un territoire de jeu, comme une bobine. La voix qui lit le texte ne dit-elle pas autre chose que “Vor-Da ”.
C’est autour de tout cela que se produit cet accouchement particulier du texte, cette œuvre fugace comme une performance. On crée à partir de ce qui parfois fait mal. On le transforme en quelque chose de valorisant. L’expression d’émotions, de ressentis dans un cadre qui permet d’éviter les débordements favorise la secondarisation de ces émotions et la création à partir de leur expression. Les patients se sentent suffisamment bien, suffisamment contenus pour que les troubles du comportement passent au second plan. S’il arrive que le texte écrit soit proche des thèmes délirants, le délire n’interfère jamais avec l’écrit qui reste toujours communicable. En ce sens, et seulement en ce sens, il a les caractères d’une sublimation.
Nous travaillons là sur les acquis intellectuels des patients, nous contribuons à mobiliser leurs capacités créatives, nous leur permettons de les développer (voir par exemple Mme Norris, M. Grevisse), et favorisons l'émergence d'un plaisir d’écrire, de créer, de penser (de telle sorte que l’activité de pensée cesse progressivement d’être douloureuse).
Tout cela modifie l'image que nous nous faisons des patients (plus citoyens en difficulté capables de créer que psychotiques déficitaires). Les exemples de M. Toulouse, de M. Fard ou de M. Grevisse montrent les capacités créatives de patients que l’on n’aurait spontanément pas cru capable d’écrire de tels textes. Les patients ont ainsi la possibilité de nous surprendre.
“Provence en poésie ” apparaît bien comme un espace de liberté, de création, d’expression et de transformation des émotions.
Il est aussi un lieu d’investissement relationnel au point que l’on peut presque parler d’identification du soignant référent à l’activité. Lorsque M. Lopez écrit de prison à l’équipe, il ne considère pas Dominique comme un infirmier mais comme “poète ”. Nombreux sont les patients qui font de même. Cela tient à l’aura particulière de l’infirmier référent dans le secteur mais également au fait qu’il anime seul cette activité. Il s’agit là à la fois d’un atout mais également d’une limite de l’activité. Cela justifie en tout cas la nécessité d’une supervision.
La soirée poésie organisée au Club dans le cadre de la semaine de la Poésie, la participation via Internet à cette semaine, la passerelle offerte par l’atelier Ecriture de la Maison des Jeunes, la participation à “ La Farfentelle ” distribuée dans les boites aux lettres laragnaises, tout cela contribue à rapprocher les patients du monde extérieur. La poésie devenant une sorte de Sésame, un mot de passe pour réinvestir la vie extérieure.
Ces différents points rapidement évoqués montrent comment l’activité “Provence en poésie ” s’inscrit dans la démarche de soins globale de l’unité Provence. Ils décrivent son impact sur le groupe de patients.
Il est évident qu’elle ne prend sens que par rapport à l’ensemble des soins proposés aux patients par l’équipe. Chaque instrumentiste joue d’un instrument unique et c’est l’ensemble qui fait la mélodie.
Au niveau individuel
En mouvement
Autour de l’ambiance toujours.
"Nous sommes partis de “bohème ” Arthur Rimbaud.
“Je m’en allais les deux poings dans mes poches crevées,
Mon paletot aussi devenait idéal.
J’allais sous le ciel, muse, et j’étais ton féal
Oh la la Que d’amours splendide j’ai rêvées ”
D’emblée Claire a voulu lire, Josette a enchaîné, et Alain a pris le relais. Quelle lecture, mes aïeux Alain, de l’école, il a surtout connu l’école buissonnière, les I.M.P.R.O. et autres voies de garage. Lui qui est gamin, qui parle avec des intonations de môme, lit comme un adulte, met les inflexions. Sa voix fait chanter le texte. Incroyable Un grand moment de découverte et de plaisir. C’est le même plan que les bègues.
Et de lire le texte à voix haute en fait percevoir la musique. C’est beau Le texte de Rimbaud fonctionne comme un détonateur. C’est comme si la beauté avait fait son apparition à Provence. “Mesdames, messieurs, la poésie ... ” Ils s’attendaient à un personnage un peu prétentieux, sûr de lui-même, quelque chose d’élitiste. Et ils découvrent la musique, le goût des mots. Provence, c’est gris, c’est terne, çà fait années cinquante. Baoum On a balancé une bombe de poésie, de musique. Çà n’a pas fini de résonner dans l’unité. Les murs ont des oreilles. Çà doit bien être la première fois qu’ils entendent du Rimbaud. Et avec l’accent chantant de par ici. Putain con C’est un événement “Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou ”. Alain ne sait pas, çà résonne comme quelque chose de féminin, comme une pièce de vêtement, Nicole décrit le vêtement et sa musique, Claire raconte les nuits et les sons de la nuit comme un frou-frou. On se construit une histoire, une histoire de mots partagés, de mots écoutés, dégustés. Alain boit les paroles des uns et des autres. Tiens, c’est la même avidité que pour la nourriture. Il y a de la pulsion là dessous. Et si on pouvait secondariser. Sublimer lui serait-il possible ? Çà vaut le coup d’essayer, non ?
“Mon auberge était à la Grande Ourse ”. On part dans les étoiles. Alain ne sait pas ce qu’est la Grande Ourse, Claire lui explique que c’est un groupe d’étoiles. Elle lui fait le dessin. Alain est admiratif. Çà permet de trouver la petite Ourse dont le nez est l’étoile polaire. Claire reprend la parole. C’est l’étoile du Berger, la première levée. Pour le berger çà veut dire qu’il doit rentrer son troupeau. C’est l’étoile qui a guidé les bergers et les rois mages vers la crèche. L’ancienne bergère se réveille, elle est intarissable. Tous la voit d’une autre façon. Alain lui dit qu’elle est une véritable astronome. Objectif de soin pour Claire l’aider à communiquer dans un groupe. Pas mal pour un début, non ”
Les parcours individuels retracés ne rendent compte que de fragments d’une réalité observée à partir de “Provence en poésie ”. Le tout des soins proposés ne saurait s’y résumer. D’autres facteurs rentrent en ligne de compte dans les évolutions individuelles. Les entretiens médicaux, les psychothérapies qui ne donnent lieu à aucun compte-rendu écrit ne peuvent être pris en compte. Nous nous livrons, là, à une tentative de reconstruction, elle ne peut donc être que partielle. Il s’agit d’un récit, d’une tentative d’inscription historique des parcours individuels. Nous n’avons d’autre ambition que de poser des jalons à une réflexion qui devrait être pluridisciplinaire. Ce travail est accompli dans d’autres institutions : hôpitaux de jour, centres d’accueil. Ce n’est pas le cas à Provence. Nous pouvons le regretter. Pas plus, pas moins.
Quelques histoires singulières
Le “roman ” de Mr. Pernond
Le premier entretien avec M. Pernond dure quatre minutes. Le temps qu’il me dise qu’il était né le jour de la fin de la guerre d’Indochine, qu’il me raconte les blessures de son père qui avait sauté sur une mine. Je prends note. Insupportable semble-t-il. Il s’interrompt et me demande le papier qu’il déchire aussitôt. Fin du premier et seul entretien avec M. Pernond.
Dès la première séance, Patrick tourne autour du groupe. Il passe, demande un café. Je lui réponds que je suis occupé. Il reste un peu, debout, puis repart. Il refait son petit tour lors des deuxième et troisième séance. Il reste à peine un peu plus longtemps. Autour du groupe, il passe et repasse dans la salle de télévision, laisse la porte ouverte. C’est à la quatrième séance qu’il s’assoit à la table. Je lui donne un dossier. En apparence, parfaitement indifférent à ce qui se passe, Patrick dicte un texte, un récit de vacances très pauvre et repart aussitôt. Il revient lors de la séance suivante et écrit le texte dont le titre est “Alors ”. Il s’agit encore d’une provocation, de ce que je prends à ce moment-là pour une tentative de briser le cadre. Lorsque je donne à l’attitude de M. Pernond le sens d’une provocation, je ne fais que reprendre le discours de l’équipe. En février/mars M. Pernond apparaît comme dispersé. Il multiplie les demandes, ne songe qu’à se remplir (de cigarettes, de café, de lait, de médicaments, de toxiques ( ), etc.). Mais rien n’y fait. La béance semble telle que rien ne saurait la remplir. Il attaque les différents soins proposés aux autres patients (M. Grevisse, par exemple). Imaginer qu’il soit le bras armé d’une réaction institutionnelle n’a donc rien d’aberrant. Il est par ailleurs un des acteurs du brouhaha institutionnel. Je me rends compte également qu’à ce moment-là (en tout cas, c’est de cette façon que je le pense), Patrick semble menacé par le groupe. Comme s’il pourrait se diluer, perdre ses contours à s’intégrer.
Cette hypothèse s’avère fructueuse. En pensant son attitude de cette façon, je peux positiver sa participation au groupe. Il est menacé par le groupe qui se constitue, il n’empêche, il essaie. A sa façon, en restant sur le qui-vive, d’une façon qui menace le fonctionnement de l’activité. Il essaie. Je tape donc son texte comme s’il s’agissait d’un poème. Lorsque Patrick voit son texte dactylographié, affiché avec les autres, le roi n’est pas son cousin. C’est comme une double reconnaissance. Son texte est jugé digne d’être avec les autres, ça contribue à casser le rejet institutionnel dont il est la victime consentante, provocante. Il est reconnu, lui. Tel qu’il est ou tel qu’il se veut être. Couché dans les poubelles, ivre-mort. Même comme ça, il n’est pas rejeté. Son texte a même un beau succès lors de l’exposition poésie au “Club ”. Patrick qui ne sait pas écrire veut raconter sa vie. Reste le problème du groupe. A force de parler autour de la poésie, de l’écriture, un projet prend forme : écrire un roman à partir de sa vie (Le roman de Patrick). Il me dicterait des anecdotes que nous mettrions en forme ensemble. Quatorze séances vont avoir lieu qui déboucheront sur un texte dactylographié de sept pages. Il serait intéressant de reprendre ce qui s’est passé autour de ce texte, de cette inscription chronologique de son histoire, de ce qu’il a laissé de lui à Provence aujourd’hui qu’il est sorti, mais ce n’est pas l’objet de cette réflexion. Autour de cette échange autour de l’écriture de sa vie, une relation est née entre le soignant et le soigné. Une relation inscrite dans un champ transférentiel. Il a été possible d’introduire de l’autre le lecteur auquel s’adresse à la fin le discours de Patrick et surtout l’infirmier secrétaire de Patrick et du récit qu’il fait de sa vie. Le texte servira de carte de visite. Il le fera lire aux soignants, à ses copains. Comme si cette écriture authentifiait qu’il existe vraiment. Cette relation avec le soignant secrétaire débouche sur d’autres projets notamment celui qu’il me fasse visiter son village. D’autres domaines ont été réinvestis par Patrick autour de cette relation. Notons que c’est autour d’une absence de l’infirmier référent et d’une tentative d’introduire un tiers que Patrick a interrompu ce travail de réappropriation de son histoire.
Retenons que “Provenceen poésie ” et ce qui s’y vit ont servi de détonateur.
La tête de M. Minos se joue de son personnage
“Provence en poésie ” est en train de se renouveler. La première génération de patients a quitté Provence (M. Grevisse et Melle Pâtissier mis à part). Un nouvel équilibre est à trouver. Le trouverons-nous ?
C’est Jean-Luc, un des soignants co-animateurs intérimaires qui reçoit l’entrant. Ils échangent quelques mots. M. Minos parle du livre qu’il vient de terminer. Pour Jean-Luc, ça fait déclic “livrepublié = poésie = Dominique ”. Je suis en train de sortir les dossiers, de préparer le cadre.
Jean-Luc me met pratiquement l’entrant dans les bras
“Dominique, il est comme toi. Il écrit des livres et des poèmes. ”
Jean-Luc, l’entrant (ils portent le même prénom, ceci explique peut-être cela) n’a pas le choix, il se retrouve propulsé au groupe Poésie avant même d’avoir été vu par le médecin. Le Dr. Ranine qui arrive quelque temps après plutôt que d’enclencher l’entretien et de perturber le fonctionnement du groupe dit “non, non, finissez le groupe, je vous verrais après. ”
“ Etonnant. Il est vrai qu’il n’est pas psychiatre. C’est une nouvelle forme d’accueil. Génial, voilà un gars qui arrive à l’hôpital, un peu malade forcément. Il est immédiatement intégré non pas comme malade mais comme poète au milieu des autres poètes. ” (Notes personnelles).
Ce jour là, pour cette personne là, “Provence en poésie ” fonctionne comme groupe d’accueil, comme prélude aux soins. Nous ne savons rien de M. Minos. Nous devrons lui faire une place dans le groupe, stimuler sa créativité, essayer de repérer ses symptômes et canaliser leur expression, voire initier les premiers temps du soin. Il s’agit d’un pari qui est loin d’être gagné. Nous ne sommes pas trop de deux pour animer le groupe. Je suis ravi du bon tour que me joue Jean-Luc, de ce défi que d’une certaine façon il me/nous lance. Si nous y parvenons nous aurons enrichi le cadre de l’activité, élargi le champ des possibles.
Le thème du jour est l’argent. J’ai passé un temps fou à essayer de trouver un poème sur ce thème. L’argent n’intéresse pas les poètes contemporains. J’ai dû remonter jusqu’au 15e siècle pour en trouver un. Le texte de Rutebeuf “La griesche d’hiver ” est écrit en vieux français. Il nous emmène aux origines de la langue. Nous devrons donc l’expliquer ensemble, faire une promenade historique autour du sens des mots, de la construction grammaticale. Nous naviguerons dans “l’à peu près ”. C’est une séance qui s’annonce comme pas simple. Avec cette entrée, cela devrait l’être encore moins. Chaque membre du groupe se présente et présente son origine sociale, sa profession d’origine (thème de l’argent oblige et puis ça nous permet de situer M. Minos). Coup de chance, M. Minos est prof d’histoire et de géographie. Il s’est spécialisé dans le Moyen Age. Après avoir vérifié que ça tient, et qu’il n’est pas là en position fragile, je décide de m’appuyer sur lui pour expliquer le poème. Je distribue les questions, les réponses, les tours de parole, précise ici ou là telle ou telle explication moins claire. Je régule. Le hasard, le senti de Jean-Luc ont contribué à créer pour M. Minos une situation très proche de son rôle et de son statut social. Il n’est pas chez les fous. A ce moment là, “Provence en poésie ” n’est pas qu’un artefact. L’activité renvoie souvent les patients à l’école. Avec un authentique enseignant, ils peuvent percevoir la différence entre un cours et une activité thérapeutique. Il ne s’agit cependant pas uniquement de mettre M. Minos en situation d’enseignant. Il n’y aurait là rien de thérapeutique.
Nous proposons donc au groupe une double contrainte écrire un récit en prose sur une anecdote liée pour eux à l’argent et partir de ce premier texte pour écrire un poème commençant par la phrase “ De mon avoir ne sait la somme ” extraite du poème de Rutebeuf. Il s’agit là encore de traduire. Passer du récit d’une anecdote en prose à l’écriture d’un poème. Nous mesurerons ensuite ce qui reste de l’anecdote, ce qui en a été évincé. Nous essaierons de voir comment se fabriquent les images, les condensations, la distance entre ce qui est latent et ce qui est manifeste. Techniquement, il s’agit d’un exercice de style proche de celui réalisé par Raymond Queneau.
Si pour les autres participants le texte poétique apparaît incomparablement plus riche que celui en prose, le récit écrit par M. Minos est plus dense, plus poétique, plus riche que le texte poétique. Il raconte l’oubli dans un car d’une sacoche qui contenait 800 F. Anecdote banale tout à fait dans la contrainte d’écriture.
Le texte est écrit d’une façon quasi impulsive, la première phrase s’impose d’emblée. Pas de temps de réflexion. “’c'est à la descente de cet autocar en provenance de La Mûre que ma tête s’est jouée une fois de plus de mon personnage ”. Suit le déroulé en phrases courtes, parfois sans verbe, des différentes étapes de la déclaration de perte. Le texte s’achève par “ Pour le reste, il va falloir que je gronde une fois de plus ma tête qui ne cesse de me faire ce genre de farce ”. Le titre est “Enfer et damnation ”.
Au centre, il y a la perte et un conflit “habituel ” sinon “régulier ” entre la tête et le personnage, entre pensée et rôle social. La pensée vagabonde et se désintéresse de la réalité, du quotidien, des conventions sociales. Nous ne savons rien de ce qui parasite la pensée de M. Minos, mais cela s’associe à la perte, à l’enfer et à la damnation ce qui contraste là encore avec une anecdote décrite comme une “farce ”. Les différentes étapes impliquées par cette perte étant bien décrites, aucun coupable n’étant identifié, aucun persécuteur n’apparaissant, il est permis de se dire que nous ne sommes pas dans le champ de la psychose.
Le titre du texte poétique est “De mon avoir ne sait … ”. Il ne reste de l’anecdote que la perte qui se transforme en vol. Le voleur est une voleuse. Toute référence à une tête qui perdrait la tête a disparu. “ De mon avoir ne sait la somme, elle pouvait tout de même la deviner. D’après le bombement de la sacoche elle devait se dire qu’il y avait de beaux billets. Elle avait raison la bougresse 800 francs en petites coupures de 100 francs, des billets pliés en deux qui faisaient une petite protubérance. Ce jour là de mon avoir elle sut la somme ”. Nous sommes là face à un autre texte. Tout nous dit qu’il s’agit d’autre chose que de la perte de 800 F. Quelles sont ces petites coupures qui ne sauraient décrire des billets de 100 francs “Bougresse ” par sa connotation sexuelle nous alerte. Quelle est cette protubérance De quelle sacoche bombée s’agit-il Est-ce cela qui parasite la pensée de M. Minos ?
Ce n’est que dans l’après-coup que nous nous autorisons à formuler de telles hypothèses. Dans le courant du groupe nous nous contentons de noter que la tête “farceuse ” disparaît d’un texte à l’autre, que la disparition devient un vol, etc. Ces remarques sont faites par les autres membres Tout cela est “noyé” dans les différences et similitudes observées dans tous les textes, y compris ceux des soignants.
M. Minos est ensuite vu en entretien. Les textes écrits s’éclairent alors. Parmi ses différents problèmes, il y a la plainte portée contre lui par une de ses élèves, l’accusant de harcèlement sexuel. Si le personnage ne saurait désirer une de ses élèves, qu’en est-il de cette pensée qui vagabonde Quelles images se forge-t-il ?
Autour de cet accueil, de ce premier et seul groupe poésie, une relation est née, une relation d’identification, quasi prescrite par Jean-Luc “Il est comme toi ”. Trois entretiens infirmiers lui seront proposés. A l’intérieur de cette relation, le personnage va pouvoir être interrogé, les pensées obscures, la façon d’être enseignant apprendre, éduquer, former. Qu’induit-on en tant qu’enseignant ?, les liens entre personne publique et ce que l’on est réellement, etc.
Le but, une fois encore n’est pas de décrire le tout d’une prise en charge ce qui serait impossible mais de repérer comment “Provence en poésie ” est thérapeutique pour chaque patient.
Proposée à cet entrant là, “Provence en poésie ” a contribué à initier le soin tout en reconnaissant le personnage social, à réaliser une observation clinique qui permette de mieux comprendre la dynamique psychique mobilisée chez ce patient, de soutenir la relation établie avec un soignant référent et de favoriser l’expression de conflits psychiques au cours d’entretiens infirmiers.
Elle a probablement contribué à raccourcir le temps d’hospitalisation.
Les champs verts sous le ciel bleu de Mme Norris
Dès son arrivée, Mme Norris semble bien s’intégrer à la vie de l’unité. Elle apparaît comme souriante, noue rapidement des relations avec d’autres patients. Elle répond même avec humour à la plaisanterie. Après le goûter, elle s’installe à notre invitation à la table de poésie. Sans le goûter, elle ne venait pas et probablement n’aurions-nous pas pensé à l’inviter.
Les troubles de la mémoire et la confusion sont au premier plan. Elle n’arrive pas à retrouver sa chambre, elle cherche son fils qu’elle vient d’avoir au téléphone dans l’unité, elle rassemble ses affaires pour partir mais ne sait pas pour où. Elle part à la gare. Elle est en fait toujours en partance. Elle n’arrive pas à terminer une action commencée. Si nous ne l’aidons pas, elle est incapable de procéder aux différentes étapes de la toilette. Elle a beaucoup de mal à anticiper les gestes de la toilette. Elle a constamment besoin d’être aidée et stimulée. Elle semble avoir des problèmes de coordination pour faire son lit. La question d’une entrée dans la démence se pose avec insistance à l’équipe. Alors la poésie …
A partir de l’entretien d’accueil, des éléments dépressifs sont également présents. Elle se plaint d’un sentiment de solitude. Elle s’inquiète de ce que pourrait dire les gens quant au fait qu’elle est hospitalisée à Laragne. Les appels téléphoniques de ses proches semblent la mettre en souffrance. Il faut dire qu’ils sont nombreux, réguliers et parfois longs (plusieurs coups de fil par jour). Elle pleure, elle exprime des idées noires, un désir de mort. Elle se sent coupable de sa confusion.
La confusion, les troubles de la mémoire, la dépression ne sont pas constantes. Leur degré varie selon les observateurs, les interlocuteurs et la relation qu’elle a établie avec eux et selon les moments. En entretien infirmier, elle évoque la mort de son mari, la difficulté d’en faire le deuil. La poésie, alors, pourquoi pas ?
Elle participe donc à trois séances du groupe “Provence en poésie ”. La première a été interrompue par la visite de son fils, elle n’a pu mettre un texte en forme lors de sa deuxième participation, mais elle réussit à écrire un texte pour sa troisième tentative, texte riche avec présence d’adjectifs de couleur, vocabulaire affectif.
Quoi qu’il en soit, lors de ces trois séances, elle est très attentive au texte poétique de référence, elle est capable de se mêler à la discussion, fait des commentaires pertinents et se souvient encore une semaine après de ce qu’elle y a fait. Elle se souvient notamment d’un samedi sur l’autre que je l’ai aidée dans la rédaction lors de la deuxième séance.
Elle retrouve progressivement la mémoire, quelques éléments anciens lui reviennent à l’esprit, ce qui la rassure.
Elle apparaît également très bien lorsqu’elle a quelqu’un à s’occuper. Elle épaule ainsi Mme Brousse au groupe Poésie. Très serviable, très tendre, très disponible à sa souffrance. Son visage est alors rayonnant. Elle parvient à lui permettre de rester à la séance.
Ses textes évoquent tous l’amour, la perte. Cette question culmine lors de la séance consacrée au texte d’Aragon “Que serais-je sans toi ? ”. Son texte s’achève par “Que serais-je sans toi que j’aime tant ”. Le dernier texte semble plus serein. Bien qu’écrit en termes simples, il est précis, nerveux. Les notations de couleur sont importantes “Voici le printemps qui arrive, nous allons cueillir les violettes, les pâquerettes avec amour dans les champs verts sous le ciel bleu. La paix semble douce et nous entendons les oiseaux chanter sous nos tendres baisers. ”
“Provence en poésie ” a montré que la question de la démence n’était pas si simple, que Mme Norris était capable d’avoir des acquis, qu’elle était en travail de deuil. Nous avons pu ainsi la percevoir autrement et donc l’accompagner d’une façon différente.
Conclusion
Nous ne conclurons surtout pas. Ce serait fermer la discussion, nous empêcher de penser ensemble. Lors de l’atelier évaluation, nous avions fait le choix de ne présenter que la partie quantitative du texte afin de permettre au groupe de trouver ses propres critères d’évaluation.
Il apparaît évident que le type d’évaluation auquel nous nous sommes livrés est impossible dans un cadre institutionnel classique. Le temps d’évaluation doit être inscrit dans l’activité pour pouvoir être possible. Qui dit activité doit intégrer un temps d’évaluation dans le cadre de l’activité évaluation après chaque séance mais également évaluation régulière de l’ordre d’une séance tous les deux mois consacrée à un retour sur l’évolution des différents participants.
Il ne s’agit pas alors de respecter les normes de l’accréditation mais de se tenir à un minimum d’exigences cliniques qui enrichissent les différentes prises en charge. Il est tout aussi évident que les différents partenaires du soin doivent avoir les mêmes exigences.
Dominique Friard
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