Nez de clown

Nez de clown

 

Nez de clown

 

Lorsque je travaillais au Provence, à Laragne (05), j’avais souvent dans ma poche un nez de clown que je sortais au gré des circonstances. Une fois m’a particulièrement marqué. Aline était une jeune adolescente de 15 ans hospitalisée dans cette unité d’adultes par l’impéritie du Juge pour enfants et le manque de structures d’accueil pour ado dans le département. Sa sexualité débordante envahissait tous les espaces, y compris psychiques des soignants qui en bavaient des ronds de chapeau. Il était difficile de la contenir dans une unité où la chambre d’isolement était prohibée. Nous avions essayé quelques médiations ludiques et nous étions rendu compte qu’elles lui permettaient de retrouver  une part d’enfance trop vite enfouie par les stimulations incestuelles de son entourage. Cet après-midi-là, après le goûter, elle traînait dans le couloir, me demandant pour la énième fois un je ne sais quoi qui ne pouvait pas attendre. Je sortis mon nez de clown de ma poche et lui signifiais un non clownesque. Au lieu de se brusquer et de m’agonir d’injures comme elle le faisait d’habitude, elle se mit à rire. S’en suivit un jeu de rôle qui marqua durablement notre relation puisque je fus amené à la suivre en ville quand elle sortit. Elle me demanda si elle pouvait, elle aussi, faire « la » clown. Je répondis par l’affirmative et lui tendis mon nez. Elle était alors en train de me parler d’un de ses oncles qu’elle aimait bien mais qui buvait un peu trop. « Tu comprends, me dit-elle, quand il a trop bu il marche comme ça. » Elle se mit, à l’abri du nez de clown, à imiter la démarche titubante de l’oncle et ses propos égrillards. Ce nez est ainsi devenu un objet propre à médiatiser certains contenus délicats qu’elle ne pouvait s’autoriser à tenir que protégée. En entretien formel ou informel, elle me disait alors : « Tu as toujours ton nez dans la poche ? »  

Le cirque moderne, né dans la deuxième partie du XIXème siècle, était essentiellement équestre. Les changements de décor pouvaient être longs, aussi pour amuser le public, pendant ces interstices, on fit appel à des amuseurs, chargés de le divertir. Au fil du temps, ces comiques se couvrirent de paillettes et se maquillèrent le visage en blanc. Le clown blanc était né. Mais trop sérieux, mélancolique et solitaire, il ne faisait plus vraiment rire. On l’associa donc avec un acolyte joyeux, gaffeur, et déclencheur de catastrophe vers la  fin des années 1860. L’Auguste fit alors son apparition. Il porte des habits bariolés, des chapeaux ridicules, des chaussures démesurées et un nez rouge, mais d’où vient ce dernier accessoire ? La légende dit qu’un soir de 1865, au cirque Renz de Berlin, un écuyer comique, Tom Belling entra sur la piste totalement ivre. Son élocution claudicante et approximative, ses chutes nombreuses tout autant qu’imprévues firent hurler de rire l’assistance. Son alcoolémie sévère ponctuelle tout autant que son habitus de grand buveur avaient donné à son appendice nasal une belle couleur rougeâtre. Le public, moqueur, l’aurait alors traité de Dummer August qui signifie « homme stupide » en argot berlinois. Le nez resta l’un des attributs de l’Auguste. Et Aline renoua ce jour-là, sans le savoir, avec cette origine berlinoise.  

Comment en étais-je venu à me promener dans l’unité avec un nez de clown dans la poche ? C’est une autre histoire que je ne ferai qu’évoquer. Ma commère Marie Rajablat et moi-même fûmes clowns au XIVème secteur de Paris sous le nom de Longlet et Léchalotte. Au grand bonheur des personnes hospitalisées.

 

Dominique Friard

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