Est-ce ainsi que les hommes survivent ?
Est-ce ainsi que les hommes survivent ?
Dans un récit minutieux posté sur Facebook, un adhérent d’un Gem raconte ce qu’il a vécu pendant le confinement. On a vraiment bien fait de fermer hôpitaux de jour et CATTP.
On a entendu les politiques, les directeurs, quelques soignants, peu les personnes suivies en psychiatrie. Comme souvent, on parle en leur nom.
Éric est adhérent d’un Gem du centre de la France. Il a écrit ce très beau texte dont je m’empresse de vous livrer quelques extraits.
« Je ne le vois pas arriver. Pourtant je sais qu’il est là. Qu’est-ce qu’il fait ? Je sens qu’il va bondir sur moi, comme ça sans prévenir. Je ressens sa présence. C’est comme s’il voulait que je me cache pour mieux me surprendre si je bouge un poil.
Tout à l’heure au magasin, je redoutais de le rencontrer. Je maintenais de la distance avec les autres, on ne sait jamais. Si l’un d’entre eux était un porteur macabre, et peut-être complice, pour moi ce serait dangereux. Les caissières souriaient, mais je voyais bien qu’elles se donnaient une contenance. J’ai couru jusqu’à mon chez moi avec mes courses. Partir le plus vite me mettre à l’abri. »
Chacun de nous a vécu, peu ou prou, la même chose. Les récits que j’ai entendus de Gémiens diffèrent peu du témoignage d’Éric. Et moi-même, si je m’étais laissé emporter par mon imaginaire …
« Une semaine que je reste à divaguer sur mes chances de survie. A la télé, j’ai l’impression que tous en me stressant, contribuent à ma paranoïa. Je suis cloitré chez moi. J’ai même arrêté de fumer pour ne pas aller au tabac. Je commande à manger et me fait livrer. Le livreur d’ailleurs est sûrement de mèche avec toute la clique qui m’assaille dans ma retraite. Les voisins qui me demandent si j’ai besoin d’aide, la famille qui me téléphone anxieusement. A la radio aussi, moi qui n’écoutais que de la musique, j’entends comme des recommandations, pour ne pas succomber à l’attrait de vouloir sortir de chez soi. Alors, je fais les cent pas, sur la défensive, comme une sentinelle devant la menace. Je garde le coffre-fort recélant le coffre-fort de ma vie.
J’ai parfois l’impression qu’on me ment. Soi-disant qu’avec ou sans masque, ce serait du pareil au même. Mais je sais que moi je me déguiserai quand je me risquerai à sortir de chez moi. Il ne faut pas qu’il me reconnaisse. »
Certains ont cessé de faire leurs courses, ont fermé leur porte au livreur. Il était indispensable que les hôpitaux de jour et les CATTP soient fermés, que leurs soignants intègrent la « réserve sanitaire ». Certains ont poireauté une semaine sans être appelés. N’auraient-ils pas été plus utiles dans un CMP ?
Éric raconte sa première sortie en habit de « cosmonaute » après un mois de confinement. Puis sa rencontre avec son médecin.
« Le médecin qui m’attend porte aussi un masque. Mais le sien est en tissu bleu clair et ne lui couvre que le nez et les lèvres. Il a aussi des gants. Je compare avec lui nos deux panoplies. Nous en rigolons, sachant pertinemment que son masque ne le protège en rien d’avec le redoutable qui m’agresse sans vergogne. J’ai plaisir à converser avec un humain. Confiné depuis trop longtemps, respectant les consignes draconiennes que je me suis fixées pour échapper à n’importe quel hasard malvenu et malveillant. L’attitude du psy me confirme dans ma démarche. Et je repars avec une ordonnance nouvelle vers la pharmacie. Je remets mon casque, le temps de faire quelques pas. Puis jurant, je le retire, n’y voyant goutte. Après la pharmacie, j’en suis réduit à revenir chez moi, fier d’avoir évité les pièges du mal. »
Nombre d’entre nous ont pointé que ce qu’il y avait de commun dans notre expérience du Covid nous rapprochait des patients. Comme une solidarité nouvelle qui transcendait la barrière soignant/soigné. Les gestes barrière pour Éric n’ont rien de métaphoriques. La schizophrénie, c’est quand l’imaginaire est réel, écrivait Lacan. Nombre de patients ont vécu une guerre réelle, contre un ennemi bien trop présent, bien trop puissant. On ne signalera jamais assez les dégâts provoqués par des medias en quête de sensationnel.
« C’est quelques jours après que j’ai commencé à tousser. Une fièvre est apparue. Je me suis dit que j’avais choppé froid. Il fallait pourtant que je reste en bonne condition si je voulais faire face au péril. Alors je me suis alité pour récupérer un peu. Il allait voir le bougre !
Très vite, j’ai compris que l’autre épreuve serait aussi très rude. Celui que je redoutais m’avait repéré, c’était sûr. Je le sentais à quelques petits détails, comme des coups de fil qui raccrochent, des bruits contre la porte d’entrée. Comment avait-il fait, je ne sais pas, mais j’avais été suivi par un fléau qui ne connaissait nul pardon. La seule chose à faire, résister. Puis le débusquer pour l’abattre. Je lui retournerai son compliment. »
A quoi ressemble donc cet ennemi sans pitié ? Comment Éric va-t-il s’en sortir ?
« Il avait la tête de n’importe quel diable. Il dissimulait son rire fielleux derrière sa laideur. Je le distinguais au travers de mes vapeurs fiévreuses. Il était entré sans faire de bruit en traficotant la serrure. Il m’a cru mort, et lorsqu’il s’est penché sur moi pour vérifier, je lui postillonnais vigoureusement à la figure. Non seulement ce geste virulent le fit fuir, mais le virus contenu dans ma salive l’envahit aussitôt, et tel que je l’avais imaginé, s’insinua en lui tellement vite qu’il le laissa sur le carreau dans l’instant. Pourquoi avais-je eu si peur, quand un simple souffle l’anéantissait. ! »
Les lecteurs de Maupassant reconnaitront dans ce diable un des avatars du Horla.
« J’en avais été certain bien avant. Je l’avais longuement étudié depuis si longtemps. Je savais qu’il ne supporterait pas le covid-19. La pandémie m’avait enfin donné l’occasion de lui régler son compte. »
Dans le texte, tout finit bien. A voir combien les services se remplissent, toutes ces histoires ne se sont pas terminées aussi bien. Tous n’ont pas les ressources d’Éric qui nous offre là un texte passionnant qui devrait nous amener à réfléchir. Il constitue comme une autre face du texte de Juliette G.
D. Friard, à partir du texte d’Éric un Gémien du centre de la France (Merci à lui !)
Date de dernière mise à jour : 24/05/2020
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