Quand chaque choix devient un renoncement
Quand chaque choix devient un renoncement
Très tôt, des soignants, des cadres ont tenté de penser ce que la pandémie leur faisait vivre et faisait vivre aux patients. Certains se sont exprimés sur le site de la revue Santé Mentale, d'autres, plus nombreux, ont utilisé Facebook. Certains ont dénoncé, à raison, des pratiques inacceptables : l'oubli des patients, le manque de masques, de solution hydroalcoolique, de surblouses, etc. D'autres ont raconté simplement ce qu'ils mettaient en place pour atténuer l'effet de mesures contraignantes sur des patients fragilisés qui ne comprenaient pas ce qui arrivait et pourquoi les soignants avaient brutalement changé d'attitude vis-à-vis d'eux. Le texte que nous vous présentons est l'un d'eux. Frédéric Lenfant, le cadre de l'unité, pose des jalons qui l'engagent et engagent ses collègues. Il dessine une ligne entre ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas. Le texte a été publié le 25 mars. Donc très tôt.
" A l'instar de la dynamique à l'oeuvre dans la société, au sein du pavillon Provence qui est un service d'admission de psychiatrie adulte, le confinement se concrétise par une réorganisation du cadre de soin autour de directives limitatives.
Si nous nous battons pour conserver la liberté d'aller et venir des personnes hospitalisées, notre première mission, fondamentale, concerne la santé physique.
Pour préparer le pire, les professionnels créent des kits "détresse respiratoire", font les inventaires du matériel, ce que nous avons, ce qui nous manque le plus souvent, cherchent comment relever les lits fixes en prévision d'un manque de lits médicalisés.
Les propositions et initiatives sont légions."
On ne reprochera pas aux soignants de chercher à anticiper le pire, de tenter d'avoir un coup d'avance sur la pandémie qui s'annonce terrible. On voit comment s'opère un glissement redoutable : il ne s'agit plus de faire de la psychiatrie mais de se préoccuper de santé physique. Nous verrons que les collègues n'oublient pas la "santé" psychique des patients mais le glissement est là. Nous sommes dans un département qui a été très peu touché par la pandémie.
" Comment mettre en sécurité des personnes fragiles, souvent peu ou pas conscientes des risques, parfois procédurières, impulsives, délirantes, qui ont en commun ce besoin de contact social pour continuer à "être", quand les données épidémiologiques préconisent ce que l'Etat impose à l'Extérieur, à savoir ne plus se rencontrer ?
Comment continuer à prodiguer des soins psychiques, soins relationnels, en limitant les relations ? Comment les protéger et nous protéger de cet ennemi invisible qui nous rend méfiant vis-à-vis d'autrui, faisant surgir l'agressivité de façon parfois violente ? "
Frédéric décrit avec beaucoup de justesse le piège dans lequel la psychiatrie va être prise au cours de cette période. Comment soigner (et pas traiter) en limitant les relations ? Le care va être mis en parenthèse dans de nombreux lieux de soins. Pas chez Frédéric.
"Ces questions sont sans bonnes réponses, chaque choix devient un renoncement. Nous renonçons aujourd'hui à respecter la liberté individuelle, dans l'intérêt de tous. Les patients ne comprennent pas toujours, souvent s'agacent, nous montrant ainsi leur propre angoisse, dans un miroir à peine caricatural de ce que nous vivons dans ce pavillon. Nous nous adaptons, au jour le jour, chaque pas après l'autre, pour faire au mieux." Faire au mieux ce pourrait être une devise pour temps troublés. Renoncer à respecter la liberté individuelle dans une unité dont les portes sont ouvertes, où l'on s'est battu contre les chambres d'isolement, ça pèse d'un vrai poids. Lorsque Frédéric parle de renoncement, ce n'est pas une métaphore. ... Il remarque, lui aussi, comme beaucoup de soignants, ce miroir que soignants et soignés se tendent, miroir qui dans le meilleur des cas, peut fabriquer du commun autour de la pandémie.
" Nous expliquons, encore et enncore, à chaque réunion communautaire organisée une à deux fois par semaine. Nous mettons du sens dans ce qu'ils vivent : plus de sortie, plus de visite, plus de permission, plus de regroupement dans les chambres. Le journal, vecteur de contamination, ne circule plus. Nous servons le petit déjeuner.
Et ils nous interpellent souvent dans nos failles : la salle de télévision qui est étroite, les chambres doubles, les masques qu'ils n'ont pas.
Alors nous nous réunissons tous les jours, au moment des transmissions, pour parler des directives, des avancées, des peurs mais aussi des idées qui surgissent pour les aider à accepter l'inacceptable : atelier de couture pour qu'ils confectionnent leurs propres masques, atelier jardinage, revue de presse ...
Il y a aussi, surtout, les ASH, professionnelles aux fonctions plus que jamais indispensables. La solidarité de l'équipe joue, nous met en tension dans une quasi-réorganisation des tâches pour soulager cette équipe dont la charge de travail est fortement impactée et mise à mal par l'absence de deux collègues. Leur travail difficile les expose à la fatigue, et c'est l'affaire de tous de les aider.
Nous nous adaptons et réinventons quotidiennement notre cadre de soins.
Nous sommes là, pour eux, pour vous.
Nous n'oublierons pas !"
Non nous n'oublierons pas. L'attitude des cheffaillons qui compensaient leur méconnaissance profonde du soin et leur absence apparente d'empathie par des directives surréalistes et celle des cadres, cadre-supérieurs qui ont su (ou pu) miser sur l'intelligence collective. Entre le directeur des soins du Rouvray qui dans une note de service interdisait le port du masque aux patients sous le prétexte qu'ils n'avaient pas les connaissances pour les porter et toutes ces unités, hôpitaux de jour et CATTP où les patients ont fabriqué des masques c'est le grand écart : celui qui sépare l'incompétence du vrai professionalisme.
D. Friard, à partir d'un texte lu sur Facebook.
Date de dernière mise à jour : 30/05/2020
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